Page:Guyau - Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction.djvu/94

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
84
DU MOBILE MORAL AU POINT DE VUE SCIENTIFIQUE.

dès l’abord à l’individu pour premier mobile d’action le bien ou le bonheur de la société, car le bonheur de la société est souvent en opposition avec celui de l’individu. Dans ces cas d’opposition, le bonheur social, comme tel, ne pourrait devenir pour l’individu une fin réfléchie qu’en vertu d’un pur désintéressement ; mais ce pur désintéressement est impossible à constater comme fait, et son existence a de tout temps été controversée. Aussi la morale positive, pour ne pas renfermer dès son principe un postulat invérifiable, doit être d’abord individualiste ; elle ne doit se préoccuper des destinées de la société qu’en tant qu’elles enveloppent plus ou moins celles de l’individu. Le premier tort des utilitaires, comme Stuart Mill, et même des évolutionnistes, a été de confondre la face sociale et la face individualiste du problème moral.

Il importe d’ajouter qu’une morale individualiste, fondée sur des faits, n’est pas la négation d’une morale métaphysique ou religieuse, fondée, par exemple, sur quelque idéal impersonnel ; elle ne l’exclut pas, elle est simplement construite dans une autre sphère. C’est une maisonnette bâtie au pied de la tour de Babel ; elle n’empêche nullement celle-ci de monter jusqu’au ciel, si elle peut ; bien plus, qui sait si la maisonnette n’aura pas à la fin besoin de s’abriter à l’ombre de la tour ? Nous n’essayerons donc de nier ni d’exclure aucune des fins proposées comme désirables par les métaphysiciens ; mais nous laisserons actuellement de côté la notion du désirable, et nous nous bornerons à constater d’abord ce qui est désiré en fait[1]. Avant d’introduire dans la morale la spéculation métaphysique,

  1. Sur la distinction du désiré et du désirable, voir notre Morale anglaise contemporaine, 2e édition. (IIe partie : De la méthode morale.)