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Page:Guyau - L’Art au point de vue sociologique.djvu/117

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la vie individuelle et sociale dans l’art.

Si l’art était ramené à ce seul but, produire des sensations agréables, son domaine serait relativement limité et ses lois beaucoup plus fixes. En effet, le caractère agréable ou désagréable des sensations est réglé par des lois scientifiques qu’il ne serait pas impossible de déterminer un jour. Si donc l’art en venait à n’avoir plus d’autre fin que de charmer les yeux et les oreilles, il pourrait se réduire un jour à un système de règles techniques, à une question de savoir-faire, ou même de savoir pur et simple. Le peintre ou le poète pourrait n’avoir pas plus besoin de génie que l’artificier n’en a besoin pour composer selon des formules chimiques et lancer dans des directions calculées ses fusées multicolores.

Mais un art qui ne nous procurerait ainsi que des sensations agréables disposées le plus savamment possible ne nous donnerait qu’un pur abstrait des choses et du monde ; or, le miel le plus doux extrait de la fleur ne vaut pourtant pas la fleur. Un tel art aurait au plus haut point le défaut inhérent à tous les arts, qui est de se montrer infiniment plus étroit que la nature. Les règles de la sensation agréable sont des limites pour l’art ; le rôle du génie dans l’art est précisément de reculer sans cesse ces limites et pour cela de paraître parfois violer les règles. En réalité il ne les viole pas d’une manière absolue, car des sensations franchement désagréables ne pourraient se tolérer, mais il les tourne, et ainsi il s’efforce d’élargir sans cesse le domaine que l’art s’ouvre dans la nature infinie.

Le véritable objet de l’art c’est l’expression de la vie. L’art, pour représenter la vie, doit observer deux ordres de lois : les lois qui règlent en nous les rapports de nos représentations subjectives et les lois qui règlent les conditions objectives dans lesquelles la vie est possible.

Les lois qui dominent les rapports des représentations forment une sorte de science de la perspective intérieure. Dans tout art, comme dans la peinture, il y a des effets de raccourci, d’ombre et de lumière, des questions de premier et de second plan. L’artiste dramatique, par exemple, est toujours forcé, pour donner l’illusion de la réalité, d’outrer certains traits ; il ne représente la vie qu’avec des infidélités calculées.

Quant aux lois qui ont rapport aux conditions objectives dans lesquelles se produit la vie, elles sont pour la plupart inconnues, et ne peuvent faire l’objet d’aucune science exacte.