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l’art au point de vue sociologique.

ces perceptions mêmes qu’il enregistre : il sait qu’il a à les systématiser, à les réduire en corps de doctrine et à faire la science humaine avec sa vie.

Poussés par la soif de la science, huit observateurs infatigables se réunissent à deux heures de la nuit sur la glace et discutent longtemps si la température de la mer doit être notée avec — 1,4 ou — 1,35° c. Ceux qui savent discuter ainsi par 17° de froid sur un chiffre n’éprouveront pas un jour cette usure de la sensibilité qu’on rencontre chez tant d’artistes, ce sentiment d’une vie passée tout entière à la reproduction vaine des choses, non à la création de rien de nouveau. C’est en agissant de lui-même, en créant, que l’homme sent véritablement ses forces, et c’est surtout dans le domaine de la pensée qu’il peut créer quelque chose. Le poète même, pour créer, doit être un penseur, un constructeur de systèmes vivants, mêlant à ses représentations de la vie des conceptions élevées et philosophiques.

La curiosité, l’attrait de l’inconnu jouent un grand rôle jusque dans l’attrait excité par une œuvre d’art. La science embryonnaire ne voyait de merveilles que dans les choses placées bien haut hors de notre portée ; la science actuelle, tout au contraire, trouve le merveilleux à chaque pas, en toute chose. L’homme non cultivé ne s’intéressait qu’à ce qui le sortait de son milieu et ne lui rappelait rien de ce qu’il avait coutume de voir ; on ne devait lui dire que des histoires de princes, on ne devait lui faire de récits que sur les pays lointains. De nos jours, nous étant aperçus que notre milieu même avait des doubles fonds inconnus de nous, nous nous intéressons à quoi que ce soit, près ou loin, pourvu que notre imagination intelligente y trouve son compte.


Outre les idées, l’art a pour objet principal l’expression des sentiments, parce que les sentiments qui animent et dominent toute vie valent seuls en elle. Mon amour est plus vivant et plus vrai que moi-même. Les hommes passent et leurs vies avec eux, le sentiment demeure. Le sentiment ou, pour mieux dire, la volonté, puisque tout sentiment est une volonté en germe. Le sentiment est la résultante la plus complexe de l’organisme individuel, et il est en même temps ce qui mourra le moins dans cet organisme ; il est la plus profonde formule de la réalité