Page:Guyau - L’Art au point de vue sociologique.djvu/142

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
82
l’art au point de vue sociologique.

d’autre part, le raccourci le plus complet possible du monde et de l’humanité. Si le moi de l’auteur est constitué par un groupement d’idées exceptionnel et rare, mais non bien lié et systématique, s’il n’a rien enfin d’un « microcosme » complet, son art pourra étonner (le beau, c’est l’étonnant, disait Baudelaire), mais cet art passera vite. Car l’étonnant ne reste longtemps tel, qu’à condition de faire beaucoup penser, c’est-à-dire de provoquer une longue suite de réflexions bien enchaînées, aboutissant à une conception générale et plus ou moins synthétique. Vous voulez m’« étonner » ; commencez par posséder vous-même ce don de l’étonnement philosophique devant l’univers qui, selon Platon, est le commencement de la philosophie. Savoir s’étonner est le propre du penseur ; savoir étonner les autres et les déconcerter un moment, c’est un art de saltimbanque. Ce qui charme en étonnant, ce qui est vraiment beau, ce n’est pas toute nouveauté, mais la nouveauté du vrai, et, pour apercevoir celle-là, il faut avoir un esprit plus ou moins synthétique, bien équilibré, qui paraisse original non en tant qu’incomplet et anormal, mais parce qu’il est plus complet que les autres, plus en harmonie avec la réalité la plus profonde, capable, par cela même, de nous la révéler sous tous ses aspects. Byron a dit :


Are not the mountains, waves and skies a part
Of me and of my soul, as I of them ?


Et Bacon : Ars est homo additus naturæ. L’artiste entend la nature à demi-mot ; ou plutôt c’est elle-même qui s’entend en lui. L’art exprime ce que la nature ne fait que bégayer ; « il lui crie : Voilà ce que tu voulais dire. »

Certaines statues antiques, dans les musées d’Italie, sont placées sur des socles ; le gardien, à son gré, les fait tourner et les présente sous différentes faces, faisant frapper par la lumière telle ou telle partie et rentrer telles autres dans l’ombre. Ainsi agit l’art vis-à-vis de la réalité. S’il était possible de superposer un objet et la représentation que nous en donne l’art, pour voir s’ils sont parfaitement moulés l’un sur l’autre, on s’apercevrait qu’ils diffèrent toujours par quelque côté ; si l’objet et sa représentation étaient identiques, mathématiquement conformes, l’art n’existerait pas. Si, d’autre part, ils étaient absolument dissemblables et impos-