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l’art au point de vue sociologique.

de simples condiments dans la préparation savante de l’œuvre d’art. On ne rendra jamais compte ainsi de toute l’importance du laid, de l’horrible même dans l’art ; on n’expliquera pas davantage la nécessaire évolution de l’art vers le réalisme bien compris, qui porte l’artiste à faire de plus en plus grande dans son œuvre la part de la nature telle qu’elle est, de même qu’en harmonie le musicien fait un usage toujours croissant des dissonances, des rythmes complexes, de tout ce qui se rapproche du tumulte des choses et des passions.

Pour juger du rôle des dissonances et des laideurs dans l’art, il ne faut pas les considérer en tant que pures sensations, mais en tant que principes de sentiment et moyens d’expression. Dans la musique moderne, l’effet profond des dissonances ne s’explique suffisamment que par leur valeur expressive. La douleur et ces émotions complexes qui constituent pour ainsi dire la pénombre de la joie ne se pourraient pas rendre par des consonances ou des rythmes réguliers et simples. La vie est une lutte avec des alternatives sans nombre, des froissements, des heurts ; la conscience de la vie a comme corollaire nécessaire la conscience de résistances vaincues ; or, comme nous ne pouvons sympathiser et entrer en société qu’avec des êtres vivants, comme nous ne nous sentons profondément émus que par la représentation de la vie individuelle ou sociale, il s’ensuit qu’une certaine mesure de peine et de dissonance entre comme élément essentiel dans l’art, par cette raison même que l’effort est un élément essentiel de la vie. Les laideurs ne sont, elles aussi, qu’une forme extérieure des misères et des limitations inhérentes à la vie. Le parfait de tout point, l’impeccable ne saurait nous intéresser, parce qu’il aurait toujours ce défaut de n’être point vivant, en relation et en société avec nous. La vie telle que nous la connaissons, en solidarité avec toutes les autres vies, en rapport direct ou indirect avec des maux sans nombre, exclut absolument le parfait et l’absolu. L’art moderne doit être fondé sur la notion de l’imparfait, comme la métaphysique moderne sur celle du relatif.

Le progrès de l’art se mesure en partie à l’intérêt sympathique qu’il porte aux côtés misérables de la vie, à tous les êtres infimes, aux petitesses et aux difformités. C’est une extension de la sociabilité esthétique. Sous ce rapport, l’art