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Page:Guyau - L’Art au point de vue sociologique.djvu/155

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moyens d’échapper au trivial.

à nous dans une sorte de lointain, un peu indistinctes, fondues les unes avec les autres ; elles sont ainsi plus faibles et plus fortes tout ensemble, parce qu’elles entrent l’une dans l’autre sans qu’on puisse les séparer ; nous jouissons donc à leur égard d’une plus grande liberté, parce que, indistinctes comme elles sont, nous pouvons plus facilement les modifier, les retoucher, jouer avec elles. Enfin, et c’est là le point important, le souvenir par lui-même altère les objets, les transforme, et cette transformation s’accomplit généralement dans un sens esthétique. Le temps agit le plus souvent sur les choses à la manière d’un artiste qui embellit tout en paraissant rester fidèle, par une sorte de magie propre. Voici comment on peut expliquer scientifiquement ce travail du souvenir. Il se produit dans notre pensée une sorte de lutte pour la vie entre toutes nos impressions ; celles qui ne nous ont pas frappés assez fortement s’effacent, et il ne subsiste à la longue que les impressions fortes. Dans un paysage, par exemple un petit bois au bord d’une rivière, nous oublierons tout ce qui était accessoire, tout ce que nous avons vu sans le remarquer, tout ce qui n’était pas distinctif et caractéristique, significatif ou suggestif. Nous oublierons même la fatigue que nous pouvions éprouver, si elle était légère, les petites préoccupations de toute sorte, les mille riens qui distrayaient notre attention : tout cela sera emporté, effacé. Il ne restera que ce qui était profond, ce qui avait laissé en nous une trace vive et vivace : la fraîcheur de l’air, la mollesse de l’herbe, les teintes des feuillages, les sinuosités de la rivière, etc. Autour de ces traits saillants, l’ombre se fera, et ils apparaîtront seuls dans la lumière intérieure. En d’autres termes, toute la force dispersée en des impressions secondaires et fugitives se trouvera recueillie, concentrée : le résultat sera une image plus pure, vers laquelle nous pourrons pour ainsi dire nous tourner tout entiers, et qui revêtira ainsi un caractère plus esthétique. En général, toute perception indifférente, tout détail inutile nuit à l’émotion esthétique ; en supprimant ce qui est indifférent, le souvenir permet donc à l’émotion de grandir. C’est dans une certaine mesure embellir qu’isoler. De plus, le souvenir tend à laisser échapper ce qui était pénible pour ne garder que ce qui était agréable ou au contraire franchement douloureux. C’est un fait connu que le temps adoucit les grandes souffrances ;