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l’art au point de vue sociologique.

ments intérieurs se groupent autour d’impressions et d’idées maîtresses : ils leur empruntent leur unité ; grâce à elles, ils forment corps. Titus, dit-on, comptait ses jours par ses bonnes actions ; mais les bonnes actions de Titus sont un peu problématiques. Ce qui est certain, c’est que, pour l’écrivain par exemple, telle ou telle époque de sa vie vient se suspendre tout entière à tel ou tel ouvrage qu’il composait pendant cette époque. Le musicien, lui, n’a qu’à se chanter intérieurement une série de mélodies pour éveiller les souvenirs de telle période de son existence. Le peintre voit son passé à travers des couleurs et des formes, des couchers de soleil, des aurores, des teintes de verdure. Toute notre jeunesse vient souvent se grouper autour d’une image de femme, sans cesse présente à nos événements d’alors. Chaque objet désiré ou voulu fortement, chaque action énergique ou persistante attire à elle comme un aimant nos autres actions, qui s’y rattachent toutes par un côté ou par l’autre. Ainsi s’établissent des centres intérieurs de perspective esthétique. Les Indiens, pour se rappeler les grands événements, faisaient des nœuds à une corde, et ces nœuds disposés de mille manières rappelaient par association un passé lointain ; en nous aussi se trouvent des points où tout vient se rattacher et se nouer, de telle sorte qu’il nous suffit de suivre des yeux ces séries de nœuds intérieurs pour retrouver et revoir l’une après l’autre toutes les époques de notre vie. La vie du souvenir est une composition ou systématisation spontanée, un art naturel.

Nous pouvons conclure de tout ce qui précède que le fond le plus solide sur lequel travaille l’artiste, c’est le souvenir : — le souvenir de ce qu’il a ressenti ou vu comme homme, avant d’être artiste de profession. La sensation et le sentiment peuvent un jour être altérés par le métier, mais le souvenir des émotions de jeunesse ne l’est pas, garde toute sa fraîcheur, et c’est avec ces matériaux non corruptibles que l’artiste construit ses meilleures œuvres, ses œuvres vécues. Eugénie de Guérin écrit, en feuilletant des papiers « pleins de son frère » : — « Ces choses mortes me font, je crois, plus d’impression que de leur vivant, et le ressentir est plus fort que le sentir. » Diderot a écrit quelque part : « Pour que l’artiste me fasse pleurer, il faut qu’il ne pleure pas ! » mais,