Aller au contenu

Page:Guyau - L’Art au point de vue sociologique.djvu/188

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
128
l’art au point de vue sociologique.

action née de toute sa vie contemplative, et l’on peut dire que le roman dans son entier n’est que la préparation du coup de pistolet final[1].

Lorsqu’on passe de la simple monographie, comme Werther ou Adolphe, au roman à deux personnages saillants, le problème se complique. Les deux personnages doivent être sans cesse rapprochés, mêlés l’un à l’autre, tout en restant bien distincts l’un de l’autre. La vie doit produire sur chacun d’eux une action particulière, mais non isolée, qui retentisse ensuite sur l’autre. Chaque événement doit, après avoir pour ainsi dire traversé le premier, arriver au second. L’action totale du drame est une sorte de chaîne sans fin qui communique à chaque personnage des mouvements divers, liés entre eux, quoique individuels, et qui réagissent sur l’ensemble en pressant ou en ralentissant le mouvement général.

Comme exemple d’un roman à deux personnages, nous prendrons une œuvre complètement différente de Werther, d’une psychologie aussi simple que celle de Gœthe est raffinée. Cette œuvre, qui dans ses petites dimensions est assurément un chef-d’œuvre, a eu l’avantage de servir de transition entre Stendhal et Flaubert ; nous voulons parler de la Carmen de Mérimée[2]. C’est l’histoire de la rencontre et de la lutte de deux caractères qui n’ont pour traits communs que l’obstination et l’orgueil ; sous tous les autres rapports ils présentent les antagonismes des deux races les plus opposées, celle du montagnard à la tête étroite comme ses vallées, celle de la bohémienne errant par tout pays, ennemie naturelle des conventions sociales. Lui est Basque et vieux chrétien, il porte le don ; c’est un dragon timide et violent entièrement dépaysé hors de sa « montagne blanche ». — « Je pensais toujours au

  1. On a souvent blâmé Gœthe d’avoir fait se tuer son héros, au lieu de le laisser arriver à une vue plus nette, à un sentiment plus calme et à une existence tranquille après ses chagrins. Le docteur Maudsley remarque avec raison que le suicide était l’inévitable et naturelle terminaison des tristesses maladives d’un tel caractère. C’est l’explosion finale d’une série d’antécédents qui tous la préparent ; un événement aussi sur et aussi fatal que la mort de la fleur rongée au cœur par un insecte. « Le suicide ou la folie, voilà la fin naturelle d’une nature douée d’une sensibilité morbide et dont la faible volonté est incapable de lutter avec les dures épreuves de la vie. » (Maudsley, le Crime et la Folie, p. 258.)
  2. Quoique Carmen date déjà de quarante ans, rien n’y a vieilli, sauf l’introduction, assez faible et peu utile. Il ne faut pas d’ailleurs juger le roman par le mauvais libretto d’opéra-comique qu’on en a tiré, où le grave don José Lizavrabengoa devient un « tourlourou » sentimental et Carmen une simple fille de mauvaise vie.