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l’art au point de vue sociologique.

Les romanciers naturalistes estiment que la question d’hérédité a une grande influence dans les manifestations intellectuelles et passionnelles de l’homme. Ils accordent aussi une influence considérable au milieu. « L’homme n’est pas seul, il vit dans une société, dans un milieu social, et dès lors, pour nous, romanciers, ce milieu social modifie sans cesse les phénomènes. Même notre grande étude est là, dans le travail réciproque de la société sur l’individu et de l’individu sur la société. » Et c’est précisément, selon Zola, ce qui constitue le roman expérimental : posséder le mécanisme des phénomènes chez l’homme, montrer « les rouages des manifestations intellectuelles et sensuelles », telles que la physiologie nous les expliquera sous l’influence de l’hérédité et des circonstances ambiantes : enfin montrer l’homme vivant « dans le milieu social qu’il a produit lui-même, qu’il modifie tous les jours, et au sein duquel il éprouve à son tour une transformation continue ». Ainsi donc, « nous nous appuyons sur la physiologie, nous prenons l’homme isolé des mains du physiologiste, pour continuer la solution du problème et résoudre scientifiquement la question de savoir comment se comportent les hommes dès qu’ils sont en société… » — « Je voudrais, dit encore Zola dans une préface récente, coucher l’humanité sur une page blanche, toutes les choses, tous les êtres, une œuvre qui serait l’arche immense. »

Quelle est la valeur de toute cette théorie du roman expérimental, physiologique et sociologique ? L’épopée antique contait la destinée des nations. Mais le sentiment patriotique a changé de mesure, le mot nation est trop vaste, trop vague peut-être pour tenir en un poème. Alors un poète a pensé que l’épopée devait se transformer et s’appliquer à telle ou telle classe d’individus digne d’intérêt et de pitié, et Victor Hugo a écrit les Misérables. Mais le sujet était encore trop vaste et par cela même l’œuvre un peu diffuse. Zola a cru que le réduire, c’était donner sa vraie forme à l’épopée moderne ; il étudie tel groupe dans les diverses classes de notre société : l’Assommoir, c’est l’ouvrier parisien ; Germinal, c’est le mineur. Malheureusement, une conception juste de la portée sociale que le roman peut avoir est gâtée par le système matérialiste que nos roman-