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les idées philosophiques et sociales dans la poésie.

rayon éblouissant, qui parfois mémo blesse l’œil, droit et dur comme une flèche, ne la déchire, cette brume de la pensée flottante. Le rêve du « songeur » et du « voyant » peut avoir forme et force, mais la simple rêverie n’est pas l’aile des grands essors. Sully-Prudhomme est incomparable dans les pièces courtes, exquises par contre, et^, si l’expression d’une pensée fait leur mesure, la pensée n’y est pas d’une délicatesse moins rare que la forme qui l’enchâsse ; parfois même sa subtilité devient telle qu’elle en arrive à n’être sensible qu’à la façon d’un souffle, et visible seulement comme le « fard léger » de 1’« aile fraîche des papillons blancs » auquel le poète se plaît à comparer ses vers. Mais la subtilité peut être dissolvante ; raffiner à l’excès, c’est souvent délier le faisceau des sarments de la fable, c’est détruire dans leur germe les grands enthousiasmes, qui donnent seuls l’audace et l’élan des longs poèmes.

Et cependant, ces longs poèmes, Sully-Prudhomme aura l’honneur de les avoir tentés. La Justice, le Bonheur, les deux plus hautes aspirations de l’âme humaine, et dont la Nature semble s’inquiéter le moins, voilà ce qu’il a chanté, — et parfois un peu trop étudié en vers. Le souci que le poète philosophe montre toujours de rendre sa pensée avec une absolue exactitude, laquelle précisément communique à tant de ses pièces l’émotion et la beauté du vrai, se retourne, hélas ! contre lui-même aux heures d’inspiration douteuse, quand il s’évertue à mettre en vers, en sonnets parfois (et avec une rigueur qui ne peut se comparer qu’à la sincérité dont elle émane) des dissertations scientifiques et des définitions techniques. Rien n’égale l’ingéniosité, l’habileté, la conscience déployées dans ce travail, où mots et idées finissent par se caser comme en une mosaïque très compliquée. C’est avec la plus parfaite ingénuité que le poète tente de faire rentrer dans son art, outre l’esprit, la lettre aussi de toute chose, oubliant qu’il n’est pas plus naturel de tout dire en vers que de tout chanter. La note musicale n’est que le prolongement des vibrations de la voix émue et ne trouve sa raison que dans l’émotion même. Le vers ne peut donner sa forme et son rythme à la pensée que lorsque celle-ci vibre et chante. Le propre de la pensée vraiment poétique, c’est, en quelque sorte, de déborder le vers,, dont la mesure