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Page:Guyau - L’Art au point de vue sociologique.djvu/398

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l’art au point de vue sociologique.

prose. C’est donc une même loi d’évolution qui rend aujourdhui notre prose tantôt scientifique, tantôt poétique ; c’est la recherche de l’expression intellectuelle ou sympathique qui nous fait traduire le plus fidèlement possible tantôt l’idée abstraite et tantôt le sentiment, tantôt les systématisations de pensée et tantôt les systématisations d’émotion. « Quand, disait Flaubert, on sait frapper avec un mot, un seul mot, posé d’une certaine façon, comme on frapperait avec une arme, on est un vrai prosateur, » et aussi un vrai poète. Par l’évolution de la langue, le vocabulaire du prosateur et le vocabulaire du poète se confondent : tout dépend de la manière de frapper. C’est mal comprendre cette évolution que d’écrire délibérément en prose poétique, si on entend par là une prose ornementée et à la recherche des images, comme celle de Chateaubriand dans ses mauvaises pages. Le poétique de la prose, encore une fois, ne consiste pas dans l’imitation des vers, mais dans l’effet significatif ou suggestif produit par l’entière adaptation de la forme au fond.

La transformation dont nous parlons a ses raisons sociales. Le stvle n’est pas seulement « l’homme » , il est la société d’une époque, il est la nation et le siècle vus à travers une individualité. Or, les sociétés modernes sont soumises à une loi de complication progressive qui se retrouve dans toutes les manifestations sociales, y compris l’art. Les sentiments modernes, transformés par les idées scientifiques et philosophiques, sont de plus en plus complexes, l’expression des sentiments doit donc elle-même avoir besoin de moyens plus nombreux et plus variés. Comme la musique, la littérature devient à la fois plus savante et plus harmonique, plus libre dans ses règles et plus vaste dans le domaine de ses applications. Elle a besoin d’une langue riche et souple, capable de tous les tons et de tous les accents. La prose est le grand moyen de communication sociale, elle est l’âme même d’une société sous sa forme la plus immédiate et la plus sincère ; elle doit donc tout résumer en elle, la science comme les arts et, parmi les arts, celui qui, par excellence, est l’art de la sympathie et de l’émotion ; c’est pourquoi la prose revendique de plus en plus le droit à cette poésie qui avait semblé longtemps l’apanage exclusif