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Page:Guyau - L’Art au point de vue sociologique.djvu/419

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la littérature des décadents.

tionnée avec la passion qu’elle excite : c’est à ses yeux un trouble énorme, un vrai bouleversement dans l’organisme ; tout cela pour peu de chose. D’un besoin physique indéterminé combiné avec une sympathie morale pour telle ou telle personne déterminée naît un sentiment dont la violence semble parfois une sorte de monstruosité dans la nature ; son but immédiat ne le justifie nullement, et cependant sans ce but il ne serait pas. Vous figurez-vous quelqu’un qui se laisserait mourir de faim parce qu’on lui refuserait telle friandise ? C’est la situation d’un amant éconduit, et il y en a qui se laissent mourir ! Ô imagination, folle du logis. — Ainsi raisonne ou déraisonne l’analyste à outrance ; tous les sentiments dont vit la poésie perdent pour lui leur sens et leur prix ; et cependant il lui arrivera de se faire poète, littérateur, critique littéraire !

L’analyse se porte souvent sur le moi ; or, le souci constant du moi, qui est un signe maladif pour le cerveau, l’est aussi pour la littérature. Au dix-septième siècle, on tenait le moi pour haïssable ; on reprochait à Montaigne de s’être mis en scène, d’avoir étalé avec complaisance ses qualités et même ses défauts. Au dix-huitième siècle, la littérature ayant acquis avec les Voltaire et les Rousseau un empire presque sans bornes, une hégémonie politique et sociale, les littérateurs commencèrent à se considérer comme les nouveaux souverains du monde. Rousseau pousse l’infatuation de son moi jusqu’à la folie : nous en avons vu plus haut un exemple. Chateaubriand étale son orgueil et se considère comme le Bonaparte de la littérature. Puis viennent les Lamartine et les Hugo, qui n’ont pas brillé par l’humilité. Les écrivains du dix-septième siècle étaient-ils plus modestes ? Non, mais ils ne montraient pas ainsi leur moi. Au reste, le lyrisme étant devenu dominant et, avec lui, la poésie subjective, le moi ne pouvait manquer de s’enfler. S’il y a une manière légitime de s’occuper de soi, de s’analyser, de se livrer aux regards d’autrui, il y en a une illégitime. L’analyse de soi n’a de valeur qu’en tant que moyen de se dépasser soi-même, de se projeter en quelque sorte dans ce monde qui nous enveloppe, de le décou-