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la littérature des décadents.

loin de chercher à s’effacer derrière son œuvre, emploie tout son art à mettre en lumière les particularités de son caractère et les grains de sable de sa vie, n’aura pas même abouti à faire saillir sa vraie personnalité ; car la personnalité a sa raison la plus profonde et la plus cachée dans le vieux fonds commun à tous. Nous connaissons mieux, par la seule lecture de ses écrits, la personnalité d’un Pascal que la personnalité de tel ou tel qui nous conte par le menu ses faits et gestes, — choses qui s’oublient, — et qui nous retrace ses moindres pensées, ses moindres paroles. Tout cela s’efface même pour lui, à plus forte raison pour ses lecteurs, derrière les pensées ou actions véritablement expressives de sa vie et de la vie.

La critique de notre temps a subi l’influence de cette maladie littéraire. Étant devenue ou s’étant flattée de devenir, grâce à la tyrannie croissante du journalisme, la dispensatrice de la renommée, elle a fini par se croire supérieure à la littérature vraiment féconde, à celle qui produit au lieu d’analyser. Mais le comble, c’est de voir le critique, plutôt que d’apprécier les œuvres d’autrui, annoncer qu’il va vous parler de lui-même à propos des œuvres d’autrui. On en vient là de nos jours. La véritable critique et la véritable œuvre littéraire doivent également rechercher le sérieux et l’impersonnel. À quoi bon nous perdre dans l’enchevêtrement des fils sans nombre dont se fait la dentelle plus ou moins fine de notre vie, nous qui n’en pourrons jamais hâter ni ralentir le déroulement ? En présence du mouvement perpétuel de notre mécanisme intérieur, cherchons plutôt quelle est la chaîne sans fin qui l’unit aux grands rouages de la société humaine et de l’univers.

Nous ne nions pas que la littérature de décadence n’ait parfois sa beauté propre, beauté de forme et de couleur. On peut alors lui appliquer les vers fameux de Baudelaire sur sa négresse :


Avec ses vêtements ondoyants et nacrés,
Même quand elle marche, ou croirait qu’elle danse,
Comme ces longs serpents que les jongleurs sacrés
Au bout de leurs bâtons agitent en cadence.