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la littérature des décadents.


… Vois se pencher les défuntes Années,
Sur les balcons du ciel, en robes surannées ;
Surgir du fond des eaux, le Regret souriant ;

Le Soleil moribond s’endormir sous une arche,
Et, comme un long linceul traînant à l’Orient,
Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche[1].


Et maintenant, si nous voulions rechercher ce que devient chez nos contemporains cette anxiété de la mort, nous la retrouverions avec un Pierre Loti, par exemple, mais élargie, plus profonde et plus haute, tant il est vrai qu’il y a toujours des sentiments ou idées en progrès tandis que d’autres sont en décadence. Pour Loti comme pour Baudelaire, — et c’est là leur seul point commun, — la mort est toujours présente. D’un bout à l’autre de son œuvre, on sent passer le vent de la mort comme celui de la mer auquel il s’identifie. Mais, avant de devenir la tourmente, le vent de mer n’est qu’un simple frisson, rien « qu’une inquiétude planant sur les choses », rien que « l’éternelle menace qui n’est qu’endormie ». Et les hommes, ceux que Loti a voulu peindre, les marins, se réjouissent : « À ce pardon, la joie était lourde et un peu sauvage, sous un ciel triste. Joie sans gaieté, qui était faite surtout d’insouciance et de défi ; de vigueur physique et d’alcool ; sur laquelle pesait, moins déguisée qu’ailleurs, l’universelle menace de mourir. Grand bruit dans Paimpol ; sons de cloches et chants de prêtres. Chansons rudes et monotones dans les cabarets… » Mais « à côté des filles amoureuses, les fiancées des matelots disparus, les veuves de naufragés, sortant des chapelles des morts, avec leurs longs châles de deuil et leurs petites coiffes lisses ; les yeux à terre, silencieuses, passant au milieu de ce bruit de vie, comme un avertissement noir[2]. » Et l’« avertissement noir » passe et repasse dans l’œuvre de Loti, et il arrive que c’est précisément cette mort inévitable, proche toujours, qui donne à la vie son prix infini : la proximité de l’ombre rend la lumière plus intense et plus douce. Puisqu’ils doivent mourir, les êtres seront tout entiers dans leur regard, dans

  1. Recueillement.
  2. Pêcheur d’Islande, p. 38, 39, 40.