II
l’émotion esthétique et son caractère social
Dans l’étude des sentiments et des êtres, les uns font commencer
le sentiment esthétique un peu plus haut, les autres un peu
plus bas. Rien de plus délicat que les questions de frontières ;
elles amènent la guerre entre les peuples. Pour notre compte,
nous avons essayé de reculer de plus en plus les frontières de
l’esthétique et d’élargir le domaine du beau[1]. Le caractère
esthétique des sensations, en effet, nous paraît dépendre
beaucoup moins de leur origine et, pour ainsi dire, de leur
matière que de la forme et du développement qu’elles prennent
dans la conscience, des associations et combinaisons de toute
sorte auxquelles elles donnent lieu : elles sont comme ces
plantes qui vivent moins par leurs racines que par leurs
feuilles. En d’autres termes, c’est le milieu de la conscience,
bien plus que la sensation brute, qui explique et constitue
l’émotion esthétique. Celle-ci est, selon nous, un élargissement,
une sorte de résonance de la sensation dans notre
conscience tout entière, surtout dans notre intelligence et dans
notre volonté[2].
Notre conscience, selon les recherches les plus récentes des psychologues, malgré son unité apparente, est elle-même une société, une harmonie entre des phénomènes, entre des états de conscience élémentaires, peut-être entre des consciences cellulaires. Toujours est-il que les cellules de l’organisme, qui forment une société de vivants, ont besoin de vibrer sympathiquement et solidairement pour produire la conscience générale, la cœnesthésie. La conscience individuelle même est donc déjà sociale, et tout ce qui retentit dans notre organisme entier, dans notre conscience entière, prend un aspect social. Il y a longtemps que les philosophes grecs ont placé le beau dans l’harmonie, ou du moins ont considéré l’harmonie comme un des caractères les plus essentiels de la beauté ; cette harmonie, trop abstraitement et trop mathématiquement conçue par les anciens, se réduit, pour la psy-