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la genèse des religions.

défier de deux choses : 1o l’esprit de système, avec les abstractions métaphysiques auxquelles il aboutit ; 2o la prétention de trouver partout un progrès régulier, constant vers l’unité religieuse. Les philosophes allemands ont donné dans ces deux écueils. Hegel, par exemple, ne pouvait manquer d’imposer à l’histoire des religions la trilogie monotone de ses thèses, antithèses et synthèses. L’esprit hégélien survit encore, combiné avec l’influence de Schopenhauer, chez M. de Hartmann. Nous avons vu ce dernier emprunter à Max Müller la conception tout abstraite du divin à la fois un et multiple, sorte de synthèse primitive d’où sortiraient les religions en se différenciant. De l’hénothéisme, comme d’une matière encore informe, surgiraient d’abord le polythéisme, puis, « par dégénérescence, » le polydémonisme ou animisme, et enfin le fétichisme[1]. Cet ordre de développement, d’après ce que nous avons vu, est le contraire même de la vérité. Le fétichisme, entendu comme projection de la vie dans les objets, est primitif. L’animisme ou conception d’esprits vient ensuite. Le polythéisme, d’un certain nombre d’objets de culte analogues, comme les arbres de la forêt, sépare un dieu de la forêt, tandis que le fétichisme s’en tenait à l’animation de chaque arbre. Enfin l’hénothéisme, ou conception vague du divin en toutes choses, est ultérieur et dérivé. C’est

  1. « L’hénothéisme, dit M. de Hartmann, repose sur une contradiction. L’homme cherche la divinité et trouve les dieux ; il s’adresse successivement à chacun de ces dieux comme s’il était la divinité cherchée, et lui confère des prédicats qui mettent en question la divinité des autres dieux. Ayant à se tourner vers différents dieux pour leur adresser des demandes différentes, il ne peut s’en tenir à une divinité naturelle unique ; il change l’objet de son rapport religieux et agit chaque fois avec le dieu particulier comme s’il était la divinité par excellence, sans remarquer qu’il dénie lui-même la divinité à tous les dieux en la leur attribuant à chacun tour à tour. Ce qui rend possible l’origine de la religion, c’est que cette contradiction reste sans être remarquée dans les premiers temps ; la persistance à méconnaître une pareille contradiction au milieu des progrès de la civilisation n’est possible, de son côté, que dans le cas où une extrême intensité du sentiment religieux empêche de faire à l’objet du rapport religieux l’application d’une critique rationnelle. Mais une pareille intensité du sentiment religieux ne se rencontre ni partout ni toujours, et il suffit d’un esprit de critique intellectuelle surgissant dans les intervalles de dépression pour rendre à la longue intenable le point de vue de l’hénothéisme. Deux voies se présentent alors pour faire disparaître la contradiction signalée. On peut maintenir l’unité aux dépens de la pluralité, ou, au contraire, la pluralité au détriment de l’unité. Par la premièie voie, on va au monisme abstrait, par la seconde, au polythéisme. Du polytthéisme, par dégénérescence, sortent le polydémonisme ou animisme, puis le felichisme. »