Page:Guyau - L’Irréligion de l’avenir.djvu/210

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
172
dissolution des religions.

mais d’une libre décision de sa conscience. Il lui suffit de connaître assez d’hygiène morale pour prévoir de loin les résultats de ses actes, et d’avoir assez d’esprit de suite pour rester conséquent avec lui-même. C’est ainsi qu’en raisonnant sa vie d’après des lois scientifiques on peut la régler, la rendre parfois presque aussi dure que celle du moine le plus croyant. Toute profession qu’on choisit est par elle-même une discipline qu’on s’impose. Quant à l’absence de profession, à l’oisiveté voulue, elle est en soi une immoralité, et elle aboutit nécessairement à l’immoralité, quelle que soit la religion qu’on prétende professer.

La dernière conséquence d’un rigorisme extrême est l’obsession du péché. Cette obsession est, avec la peur de l’an mille, une des plus grandes tortures inutiles que se soit infligées l’humanité. Il est dangereux de grossir ses vices comme ses vertus ; se croire un monstre n’est pas plus exempt d’inconvénient que de se croire parfait. Le péché, en lui-même et philosophiquement considéré, est une conception difficile à concilier avec l’idée moderne du déterminisme scientifique, qui, expliquant tout, est bien près non pas de justifier tout, mais de pardonner tout. Nous ne pouvons plus avoir ni les affres, ni la vanité du péché, étant à peine sûrs aujourd’hui que nos péchés soient bien les nôtres. La tentation nous apparaît comme l’éveil en nous de penchants héréditaires, qui ne remontent pas seulement au premier homme, mais à ses ancêtres dans la vie animale et, pour mieux dire, à la vie même, à l’univers, au Dieu immanent qui s’agite dans le monde ou au Dieu transcendant qui l’a créé ; ce n’est pas le diable qui nous tente, c’est Dieu même. Comme Jacob, dont nous parlions tout à l’heure, il nous faut vaincre Dieu, soumettre la vie à la pensée, c’est-à-dire faire dominer en nous les formes supérieures de cette vie sur les formes inférieures. Si nous sommes blessés dans cette lutte, si nous portons la marque du péché, si nous montons en boitant les degrés du bien, nous ne devons pas en être épouvantés à l’excès : l’essentiel est de monter. La tentation n’est pas par elle-même une souillure, elle peut être une marque de noblesse, — aussi longtemps qu’on n’y cède pas. Nos premiers pères n’avaient pas de tentation proprement dite, parce qu’ils cédaient à tous leurs désirs et qu’il n’y avait même pas en leur cœur de lutte intestine. Le péché ou mal moral s’explique : 1o par