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dissolution des religions.

autre. Le rêve qu’on raconte devient absurde. L’extase dans laquelle on cherche à reprendre pleine conscience de soi, à se traduire à soi-même les sentiments confus qu’on éprouve, s’évanouit bientôt en ne nous laissant qu’une fatigue et une sorte d’obscurcissement intérieur, comme ces crépuscules d’hiver qui, lorsqu’ils pâlissent, laissent sur les vitres une buée interceptant les derniers rayons de la lumière. Mes plus beaux vers ne seront jamais écrits, a dit un poète ; de mon œuvre


Le meilleur demeure en moi-même[1].

C’est là une illusion, par laquelle ce qu’on rêve semble toujours supérieur à ce qu’on pense ; c’est une illusion du même genre qui nous fait attacher tant de prix à certaines heures d’exaltation religieuse. En vérité, les meilleurs vers du poète sont ceux qu’il a écrits de sa propre main, ses meilleures pensées sont celles qui ont été assez puissantes pour trouver leur formule et leur musique : il est bien tout entier dans ses poèmes. Et nous aussi, nous sommes tout entiers dans nos actions, dans nos discours, dans l’éclair d’un regard ou l’accent d’un mot, dans un geste, dans la paume de notre main ouverte pour donner : il n’y a pas d’autre manière d’être que d’agir, et la pensée qui ne peut se traduire ou se fixer d’aucune manière est elle-même une pensée avortée, qui n’a pas vécu réellement et ne méritait pas de vivre. De même le véritable dieu est aussi celui qu’on peut retenir auprès de soi, qui ne fuit pas la conscience réfléchie, qui ne se montre pas seulement en rêve, qu’on n’évoque pas comme un fantôme ou un démon. Notre idéal ne doit pas être seulement une apparition passagère et fantastique, mais une création positive de notre esprit ; il faut que nous puissions le contempler sans le détruire, en nourrir nos yeux comme d’une réalité. D’ailleurs cet idéal de bonté et de perfection persistant ainsi sous le regard intérieur n’a pas besoin d’une existence objective, en quelque sorte matérielle, pour produire sur l’esprit tout son attrait. L’amour le plus profond subsiste pour ceux qui ont été comme pour ceux qui sont ; il va aussi vers l’avenir comme vers le présent, peut même, dans une certaine mesure, devancer l’existence, deviner et aimer l’idéal qui sera. Un modèle pour

  1. M. Sully-Prudhomme.