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dissolution des religions.

que le bonheur le plus profond est parfois celui qui s’ignore : si toute foi absolue est un peu naïve, il n’est pas sans naïveté de trop croire même en son propre bonheur.

À la surprise et au désenchantement qu’éprouve l’ancien chrétien devant la vérité scientifique on pourrait opposer l’étonnement, plus profond encore, que ressent devant les dogues religieux celui qui a été nourri exclusivement de la vérité scientifique. Il les comprend, car il en suit à travers les âges la naissance et le développement ; mais il éprouverait, pour s’adapter à ce milieu étroit, pour faire entrer et tenir son intelligence dans ces constructions capricieuses de l’imagination populaire, la même difficulté qu’à pénétrer dans un palais des fées de Lilliput. À lui aussi le monde de la religion, avec l’importance ridicule qu’y prend la terre, centre du monde, avec les erreurs morales si palpables de la Bible, avec toutes ses légendes qui ne sont touchantes que pour qui les croit humaines, avec ses rites surannés, tout cela semble si pauvre, si impuissant à symboliser l’infini, qu’il est porté avoir dans ces rêves d’enfant plutôt le côté repoussant et méprisable que le côté attachant et élevé. Livingstone raconte qu’un jour, après avoir prêché les vérités de l’Évangile à une peuplade nouvelle, il se promenait dans les champs lorsqu’il entendit près de lui, derrière un buisson, un bruit étrange, qui ressemblait à un hoquet convulsif : il appela, rien ne répondit ; il alla derrière le buisson, il y aperçut un jeune nègre qui, pris d’une envie de rire irrésistible à l’audition des légendes bibliques, s’était caché là par respect et, dans l’ombre du buisson, se tordait de rire, ne pouvant répondre même aux questions du digne pasteur. Certes ce n’est pas une gaieté de ce genre que peuvent causer les surprenantes légendes de la religion à celui qui a été élevé dans les faits de la science et dans les théories raisonnées de la philosophie ; c’est plutôt l’amère déception qu’on éprouve devant toute faiblesse de l’esprit humain, car il y a une solidarité de tout homme devant l’erreur humaine comme devant la souffrance humaine. Si le dix-huitième siècle a raillé la superstition, si l’esprit humain, comme dit Voltaire, « dansait alors avec ses chaînes, » il appartient à notre époque de mieux sentir le poids de ces chaînes ; et en vérité, quand on examine de sang-froid la pauvreté des essais populaires pour se représenter le monde et l’idéal de l’homme, on a souvent moins envie de rire que de pleurer.