Page:Guyau - L’Irréligion de l’avenir.djvu/254

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
216
dissolution des religions.

en conclure la défaite de l’esprit grec et français, la défaite de l’art et de la science par la foi, c’est aller un peu vite. Il y a une guerre engagée, l’issue définitive est encore bien incertaine. S’il fallait établir un calcul des probabilités, toutes les probabilités seraient pour la science : si nous avons été vaincus, ce n’est pas par la foi germanique, mais par la science germanique. En général, il est bien difficile de déclarer une doctrine inférieure parce que le peuple qui la soutenait a été vaincu dans l’histoire. L’histoire est une suite d’événements dont les causes sont si complexes qu’on ne peut jamais affirmer, étant donné un fait historique, connaître absolument toutes les raisons qui l’ont produit. Il y a d’ailleurs chez un peuple divers courants de pensées coulant les uns à côté des autres, quelquefois en sens contraires. La patrie de Rabelais est aussi celle de Calvin. Bien plus, chez d’autres nations, on voit une sorte de doctrine officielle, professée par une série de penseurs marquants, qui semble plus ou moins en opposition avec la doctrine populaire plus inconsciente, dans laquelle se résument la conduite et la pensée de la grande multitude. Quelle est, par exemple, la vraie doctrine du peuple Juif ? Est-ce l’acte de foi passionné des Moïse, des Élie ou des Isaïe ? Est-ce, au contraire, le doute de l’Ecclésiaste déjà annoncé par le livre de Job ? Est-ce l’explosion des instincts sensuels éclatant dans le Cantique des Cantiques ? Il est bien difficile de le décider. On pourrait affirmer sans invraisemblance que le tempérament de la nation juive, prise en masse, est plutôt encore sensuel que mystique ; on pourrait voir dans la doctrine officielle que nous a léguée la Bible une réaction contre ces tendances populaires, réaction d’autant plus violente que les tendances étaient plus enracinées. En somme, les grands jours du peuple hébreu ont été bien plutôt ceux où, sous le règne de Salomon, florissaient les arts et la vie facile, que ceux où les prophètes pleuraient cette splendeur disparue. De même, quel a été le véritable esprit populaire du moyen âge ? Peut-on le trouver dans les livres mystiques des moines du temps ? D’ailleurs, le moyen âge est-il la grande époque ? Même en supposant avec M. Matthew Arnold que tout âge brillant, comme la Renaissance, tout âge des lettres et de la science renferme en lui-même des germes de mort, est-ce une raison pour vouloir rabaisser des époques qui ont été des moments de vie intense, et ne vaut-il pas mieux pour un peuple avoir vécu, fût-ce