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dissolution des religions.

intellectuel et la fécondité de l’amour : le vrai savant doit concentrer toute sa force au cerveau, n’aimer que des abstractions ou des formes chimériques : par ce transport de toutes les puissances vitales vers la tête, son inteligence acquerra l’épanouissement des fleurs doubles, dont la beauté monstrueuse, produite par la transformation des étamines en pétales, est faite d’infécondité. L’amour est un impôt assez lourd payé aux vanités de ce monde, et la femme, dans le budget humain, représente presque exclusivement la dépense. Aussi la science, économe du temps et de la force, doit-elle aspirer à se débarrasser de la femme et de l’amour, laisser cette inutilité aux oisifs, aux inutiles. — Ces paradoxes de M. Renan ont leur origine dans un fait scientifique bien connu : c’est que les espèces les plus intelligentes sont aussi dans la nature celles qui pullulent le moins ; la fécondité est généralement en raison inverse de la dépense cérébrale. Mais il ne faut vraiment pas confondre l’amour avec le pullulement des races, sans quoi un humoriste pourrait tirer cette conséquence étrange que, parmi les espèces animales, les lapins sont ceux qui connaissent le mieux l’amour, et que, parmi les hommes, les Français sont ceux qui le connaissent le moins. De ce qu’un trop grand gaspillage de la force génésique paralyse l’intelligence, il ne s’ensuit pas du tout que le sentiment de l’amour ait le même effet et qu’on se diminue intellectuellement par l’élargissement du cœur.

Nous croyons qu’on peut réhabiliter l’amour au point de vue intellectuel comme au point de vue moral. S’il constitue à certains égards une dépense de force, il accroît tellement sous d’autres rapports toute l’énergie vitale, qu’il faut le regarder comme une de ces dépenses fructueuses inséparables de la circulation même de la vie. Vivre, après tout, dans le sens physique comme dans le sens moral, ce n’est pas seulement recevoir, c’est donner et surtout se donner, c’est aimer ; il est difficile de fausser sa vie dans sa direction la plus primitive sans fausser aussi son cœur et son intelligence. L’amour est par excellence un excitant de tout notre être et de notre cerveau même ; il nous prend et nous tend tout entiers, il nous fait vibrer comme une harpe, donner toute notre musique intérieure. On ne peut pas remplacer ce stimulant suprême par du café ou du haschich. La femme n’a pas seulement le pouvoir de nous compléter nous-mêmes, de former par le mélange de son existence avec la nôtre un être plus entier, plus total, pou-