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dissolution des religions.

penser avec sa pensée ; malgré moi je vis surgir désormais dans mon esprit, à côté du Christ-Dieu impeccable et triomphant, la figure de l’homme encore imparfait, souffrant, accablé, s’irritant et maudissant. Les autres livres, beaucoup plus abstraits, exigèrent beaucoup plus d’effort de ma part, mais l’effort même que je faisais pour comprendre me contraignait à m’assimiler mieux la pensée étrangère ainsi conquise. Chaque jour je me sentais perdre pied, et la foi tranquille d’autrefois se transformait peu à peu en une curiosité anxieuse de connaître, en l’espoir de me raffermir par une science plus complète.

« Brusquement, sans transition, un jour il me fut dit : — Tu ne refuseras pas de lire d’un bout à l’autre la Bible, la source même de la religion. Avec bonheur j’acceptai : je n’en étais plus à avoir besoin d’une autorisation ; il me semblait que la lecture de la Bible était le commencement de ce profond savoir que j’avais rêvé de dérober aux théologiens. Ce fut les doigts tremblants que j’ouvris le livre à la reliure sombre, aux petits caractères serrés, innombrables, — mots dictés par Dieu même, vibrants sans doute encore de la parole divine ! Là pourtant était la vérité, la raison de notre vie, l’avenir ; il me semblait qu’à moi aussi les tablettes du Sinaï venaient d’être remises, comme à la foule des Hébreux inclinés sous la montagne ; moi aussi, je me serais inclinée humblement. Mais, en avançant dans le livre, l’immoralité de certaines pages m’apparut si évidente que je me révoltai de toutes les forces de mon cœur. Je n’étais pas blasée dès l’enfance sur tous ces récits, comme les jeunes filles protestantes : l’éducation catholique, qui fait ce qu’elle peut pour écarter et voiler les livres prétendus saints, me paraît sous ce rapport (et sous ce rapport seulement) bien supérieure à l’éducation protestante. Elle permet en tout cas, pour l’esprit mis tout à coup en présence des textes sacrés, de mieux mesurer la profonde immoralité de la Bible, entrevue seulement derrière les réticences de l’histoire sainte. Le catholicisme fausse souvent l’intelligence, le protestantisme peut aller jusqu’à fausser le cœur. Devant ces monstruosités morales de la Bible les incrédules ont souvent raillé et plaisanté ; moi qui avais cru, je ne pouvais éprouver que de l’indignation, et je fermai avec dégoût le livre regardé jadis avec tant de respect.

« Oui, mais que conclure ? Que croire ? Alors les paroles d’amour et de charité infinie que contient l’Évangile me