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l’irréligion de l’avenir.

peut déjà, pour l’Europe, se figurer le temps où elle ne sera plus… Il y a bien un point noir, c’est l’islam ; oh ! ces Turcs, quelles têtes étroites, rebelles au libre raisonnement, ennemies de tout ce qui n’est pas l’équilibre parfait de la foi littérale ! Comment faire entendre raison à ces gens-là ?… Enfin, s’ils ne veulent pas nous suivre, on se passera d’eux, voilà tout. Oui, je crois qu’il faudra se passer des Turcs. » — Nous ajouterons que si, parmi les chrétiens et les bouddhistes, quelques-uns devaient se montrer aussi résistants que les Turcs, on saurait aussi se passer d’eux. Ceux qui dans l’humanité pensent, voient et marchent, ont toujours à traîner derrière eux la longue queue de ceux qui ne savent ni voir ni penser, et qui ne veulent pas marcher. Le progrès se fait pourtant. Tous les jours les adeptes convaincus des diverses religions positives et dogmatiques comptent moins parmi les membres vraiment actifs de l’espèce humaine : n’en demandons point davantage. Ceux qui ne comptent pas pour le progrès, dès maintenant n’existent pour ainsi dire plus : ils disparaîtront tout à fait un jour. L’exercice de la pensée devient plus que jamais une condition d’existence ; le rôle prépondérant des religions dans la vie passée de l’humanité s’explique par ce fait, qu’elles étaient presque alors le seul moyen pour l’homme de mettre en œuvre son activité intellectuelle et morale ; elles étaient comme le « débouché » unique de toutes les tendances élevées de notre être. À cette époque, en dehors de la religion, rien que des préoccupations grossières et matérielles ; pas de milieu entre le rêve et la réalité la plus terre à terre. Aujourd’hui ce milieu est trouvé : on peut être un penseur sans avoir besoin de rêver, on peut même être un rêveur sans avoir besoin de croire. La science et l’art sont nés et nous ouvrent leurs domaines aux perspectives infinies, où chacun peut dépenser, sans le gaspiller en pure perte, son excédent d’activité. La science permet le désintéressement de la recherche sans tolérer les égarements de l’imagination, elle donne l’enthousiasme sans le délire ; elle a une beauté à elle, faite de vérité.