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l’irréligion de l’avenir.

vraiment synthétique de l’univers. L’admiration est un des résidus du sentiment religieux, une fois dépouillé de tout ce qu’il a de factice et de transitoire. L’homme s’étonnera toujours et contemplera, quoique peut-être un moment doive venir où il ne s’agenouillera plus. Le génie de l’artiste, même quand il s’inspire des grandes idées philosophiques ou cosmologiques, demeure tout différent du génie proprement religieux, qui a pour caractère distinctif d’être dogmatique. Quel peuple plus poète et moins religieux que les Grecs ? La poésie, comme la métaphysique, consiste dans des constructions de l’imagination et de la pensée qui peuvent se varier à l’infini, qui tendent à envahir tout le champ du possible ouvert à l’esprit. La religion dogmatique, au contraire, restreint plus ou moins la fécondité de l’imagination ou de la pensée philosophique : elle ne va pas sans une certaine pauvreté de l’esprit qui s’en tient à telle ou telle conception une fois donnée, toujours la même, et n’en veut plus sortir, fatigué de créer. L’hypothèse métaphysique sans le dogme, avec sa variété et sa liberté, ne peut manquer d’être féconde dans le domaine même de l’art : elle ne reste jamais dans l’abstrait, elle produit un sentiment correspondant, un sentiment proprement poétique, qui n’est pas l’assurance naïve de la foi, mais qui est la transformation du monde réel sous l’influence de la pensée concevant l’idéal. Pour le philosophe comme pour le poète, toutes les surfaces que saisit la science, toutes les formes de ce monde, sous le doigt qui les touche, sonnent non pas le vide, mais pour ainsi dire l’intériorité de la vie : elles ressemblent à ces marbres d’Italie dont les vibrations sont musicales, comme leurs formes sont harmonieuses. Il y a une harmonie du dedans qui peut coexister avec celle des surfaces ; la science nous montre les lois du dehors, la philosophie et la poésie nous mettent en sympathie avec la vie intérieure. S’il est impossible de nier, avec les idéalistes purs, qu’il y ait de l’objectif dans le monde que nous nous représentons, on ne peut dire où il commence et où le subjectif finit. Il existe entre le Naghiri et le Yarkand une peuplade presque inconnue appelée Hunza, dont la langue présente ce caractère qu’il est impossible de séparer du substantif l’idée de la personne humaine : on ne peut par exemple exprimer isolément l’idée de cheval ; il faut dire mon cheval, ou ton cheval, ou son cheval. Avec une langue plus parfaite que celle de cette peuplade sauvage, nous sommes comme elle dans l’absolue impossibilité d’abstraire