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du progrès dans les hypothèses métaphysiques.

perd le caractère anormal qu’on est parfois porté à lui attribuer : le péril affronté pour soi ou pour autrui n’est pas une pure négation du moi et de la vie personnelle, c’est cette vie même portée jusqu’au sublime par le sentiment du danger, du risque, sentiment que la sélection a développé et rendu très puissant dans les espèces supérieures : s’exposer au danger présente quelque chose de normal chez un individu bien constitué moralement. Le sublime, en morale comme en esthétique, a les mêmes racines que le beau[1]. L’instinct de la spéculation ne viendra donc pas altérer l’instinct social ; il pourra plutôt fortifier dans l’homme le désintéressement, par cette raison que la spéculation est l’acte le plus désintéressé de la vie mentale. D’une manière générale, la conscience réfléchie est toujours plus désintéressée que l’acte irréfléchi, qui a son type dans l’acte réflexe ; elle est moins directement utile à la vie élémentaire. Aussi, parallèlement au développement de la conscience et de l’intelligence spéculative, se produit toujours un développement de notre activité morale : plus un être est vraiment intelligent, plus il est actif ; or, plus il est actif, moins il se suffit à lui-même et plus il a besoin d’agir pour autrui. Les êtres antisociaux sont presque toujours des oisifs d’esprit et de corps, des paresseux incapables d’un travail suivi du cerveau ou des membres. L’activité de l’intelligence ne peut donc que fortifier ainsi indirectement les instincts moraux : la pensée rend sociable.


Quoique, par les progrès de l’analyse, la complication des grandes hypothèses métaphysiques ou morales dans leurs détails doive aller croissant, il est cependant possible, dès aujourd’hui, de prévoir quels sont les principaux groupes synthétiques où viendront se ranger et se classer les systèmes divers.

Notre livre n’est pas un traité de métaphysique : on n’attend donc pas de nous une exposition doctrinale de ces systèmes ; mais leur esprit caractéristique, qui a été aussi l’esprit des diverses religions, voilà ce qui nous intéresse, voilà ce qui fait pour nous leur valeur. C’est cet esprit, à la fois spéculatif et pratique, conséquemment religieux au vrai sens du mot, qu’il importe de mettre en

  1. Esquisse d’une morale sans obligation, p. 215.