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l’irréligion de l’avenir.

croyance à l’idéal moral n’impliquera rigoureusement rien de plus que la croyance dans quelque chose d’éternel et de divin, comme ressort du mouvement universel ; on ne pourra la pousser plus loin, on sera impuissant à en faire sortir telle religion déterminée plutôt que telle autre. Dans ces limites restreintes, elle pourra cependant fournir un dernier aliment au sentiment moral et religieux. La forme la plus acceptable des doctrines théistes sera sans doute quelque philosophie morale conçue dans le sens des Kantiens. Seulement, le Kantisme est demeuré trop attaché à l’idée de devoir proprement dit, d’obligation et d’impératif catégorique. Il est encore une religion de la loi, comme le judaïsme. Au lieu de la loi, on se contentera sans doute, dans l’avenir, d’élever au-dessus de toutes choses un idéal conçu comme exerçant sur notre pensée et sur notre volonté l’attrait le plus haut que puisse exercer ce qu’on a appelé une « idée-force[1]. »

Dès lors, la croyance au divin ne sera plus une adoration passive, mais une action. De même, la croyance à la providence ne sera plus une justification du monde actuel et de ses maux au nom de l’intention divine, mais un effort pour y introduire, par une intervention humaine, plus de justice et plus de bien. Nous avons vu que l’idée de la providence était fondée, pour les anciens peuples, sur la conception d’une finalité extérieure imposée aux choses, d’un but secret et transcendant auquel les ferait servir une volonté inconnue. Avec une telle idée, l’homme était sans cesse arrêté dans son action, puisqu’il se considérait comme incapable de détourner les choses de leur fin : le monde lui semblait organisé d’une façon définitive, sans autre appel que la prière et le miracle ; autour de lui, tout lui apparaissait comme sacré. L’inviolabilité de la nature était tout ensemble, on s’en souvient, un principe et une conséquence de l’idée de providence ainsi entendue. Aussi avons-nous vu que la science fut longtemps tenue pour sacrilège. Quelle surprise et quel scandale de la voir intervenir au milieu de ce monde, brouillant tout, changeant la direction de toutes les forces, transformant en humbles fonctionnaires de l’homme tous ces êtres divins ! De nos jours, au contraire, la science est de plus en plus en honneur. Depuis un siècle, la nature est bouleversée autour de nous ; la longue attente de l’humanité se change en une fièvre d’action : chacun veut mettre la

  1. Voir la critique du Kantisme dans les Systèmes de morale contemporains, par M. Alfred Fouillée.