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le panthéisme pessimiste. — erreurs psychologiques.

et dans lesquelles une foule d’erreurs d’optique entrent en jeu. D’abord, dans la désillusion même de nos pessimistes, il y a une illusion dont ils n’ont pas vu les causes. Léopardi a trouvé, on s’en souvient, un ingénieux argument empirique en faveur du pessimisme, dans son Dialogue d’un marchand d’almanachs et d’un passant : « Almanachs ! Almanachs nouveaux ! Calendriers nouveaux ! — Des Almanachs pour l’année nouvelle ? — Oui, Monsieur. — Croyez-vous qu’elle sera heureuse, cette année nouvelle ? — Oh ! oui, illustrissime, bien sûr. — Comme l’année passée ? — Beaucoup, beaucoup plus. — Comme l’autre ? — Bien plus, illustrissime. — Comme celle d’avant ? Ne vous plairait-il pas que l’année nouvelle fût comme n’importe laquelle de ces dernières années ? — Non, Monsieur, il ne me plairait pas. — Combien d’années nouvelles se sont écoulées depuis que vous vendez des almanachs ? — Il va y avoir vingt ans, illustrissime. — À laquelle de ces vingt années voudriez-vous que ressemblât l’année qui vient ? — Moi ? je ne sais pas. — Ne vous souvenez-vous d’aucune année en particulier qui vous ait paru heureuse ? — Non, en vérité, illustrissime. — Et cependant la vie est une belle chose, n’est-il pas vrai ? — On sait cela. — Ne consentiriez-vous pas à revivre ces vingt ans, et même tout le temps qui s’est écoulé depuis votre naissance ? — Eh ! mon cher Monsieur, plût à Dieu que cela se pût ! — Mais, si vous aviez à revivre la vie que vous avez vécue, avec tous ses plaisirs et toutes ses peines, ni plus, ni moins ? — Je ne voudrais pas. — Et quelle autre vie voudriez-vous revivre ? La mienne, celle d’un prince ou celle d’un autre ? Ne croyez-vous pas que moi, le prince ou un autre, nous répondrions comme vous, et qu’ayant à recommencer la même vie, personne n’y consentirait ? — Je le crois… — Chacun est d’avis que la somme du mal a été, pour lui, plus grande que celle du bien ; mais l’année prochaine le sort commencera à nous mieux traiter tous deux, et tous les autres avec nous ; ce sera le commencement de la vie heureuse… — Almanachs ! almanachs nouveaux[1] ! »

Certes, beaucoup d’entre nous répondraient au poète de la même manière que le vendeur d’almanachs, se soucieraient peu de recommencer leur vie ; mais on ne peut pas conclure de là, avec Léopardi, que notre vie passée, prise

  1. Dialogue cité par M. Caro dans le Pessimisme.