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l’irréligion de l’avenir.

assez facilement dans l’idéalisme ; c’est ce qu’ont bien montré Lange et, chez nous, M. Taine. Le matérialisme pur, en effet, aboutit à un mécanisme tout abstrait, qui lui-même vient se fondre dans les lois de la logique et de la pensée. Quant au fond de ce mécanisme, — atomes et mouvements, — il se résout en un ensemble de sensations tactiles et visuelles affaiblies, subtilisées, raréfiées, et prises ensuite comme expression de la réalité ultime. Ce prétendu fond de la réalité objective n’est que le dernier résidu de nos sensations les plus essentielles. Le matérialiste croit faire de la science positive ; il fait, lui aussi, tout comme l’idéaliste, de la poésie métaphysique ; seulement ses poèmes, avec leurs constructions imaginatives, sont écrits en langue d’atomes et de mouvements, au lieu d’être écrits en langue d’idées. Les symboles qu’il choisit sont plus voisins du terre-à-terre et de la réalité visible, ils ont plus de portée et plus de généralité ; mais ce sont toujours des symboles. Ce sont, en quelque sorte, des métaphores où les termes scientifiques perdent leur sens positif pour prendre un sens métaphysique, transportés qu’ils sont dans un domaine que n’atteint pas l’expérience. Ceux de nos savants qui spéculent ainsi sur la nature des choses sont des Lucrèce qui s’ignorent.

Une dernière notion qui finit par envahir le matérialisme même, c’est celle qui fut toujours particulièrement propre à satisfaire les aspirations métaphysiques et religieuses de l’homme : la notion d’infinité, soit en petitesse, soit en grandeur. Nos savants s’ingénient à compter les molécules d’une goutte d’eau ; ils nous disent qu’un cube d’eau d’un millième de millimètre contient 228 millions de molécules : ils nous disent qu’une tête d’épingle renferme un nombre d’atomes représenté par le cube de 20 millions, et que, si on en détachait chaque seconde un milliard à la fois, il faudrait, pour compter les millions, continuer l’opération pendant 253 678 ans. Mais toutes ces évaluations sont des jeux d’arithmétique qui font illusion sur la réalité : ces nombres si gros en apparence ne sont rien, et c’est à l’infini, sans doute, qu’un grain de poussière nous fournirait des particules à compter.

L’argument contre la notion d’infini en petitesse ou en grandeur, tiré de l’impossibilité logique d’un nombre infini, n’est pas décisif[1] ; car il repose sur cette pétition de

  1. Voir les arguments de M. Renouvier et les réponses de M. Lotze et de M. Fouillée dans la Revue philosophique.