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l’immortalité dans le naturalisme moniste.

souriant, dans les éclaircies du mal, qu’il n’avait qu’un regret en s’en allant : c’était de voir lui survivre tant de superstitions et le catholicisme garder précisément la force dans les mains (nous étions au moment où la France marchait au secours de la papauté). Remarquons-le, le progrès des sciences, surtout des sciences physiologiques et médicales, tend à multiplier aujourd’hui ces cas où la mort est prévue, où elle devient l’objet d’une attente presque sereine ; les esprits les moins stoïques se voient parfois entraînés vers un héroïsme qui, pour être en partie forcé, n’en a pas moins sa grandeur. Dans certaines maladies à longue période, comme la phtisie, le cancer, celui qui en est atteint, s’il possède quelques connaissances scientifiques, peut calculer les probabilités de vie qui lui restent, déterminer à quelques jours près le moment de sa mort : tel Bersot, que j’ai connu, tel encore Trousseau, bien d’autres. Se sachant condamné, se sentant une chose parmi les choses, c’est d’un œil pour ainsi dire impersonnel qu’on en vient alors à se regarder soi-même, à se sentir marcher vers l’inconnu.

Si cette mort, toute consciente d’elle-même, a son amertume, c’est pourtant celle qui séduirait peut-être le plus un pur philosophe, une intelligence souhaitant jusqu’au dernier moment n’avoir rien d’obscur dans sa vie, rien de non prévu et de non raisonné. D’ailleurs, la mort la plus fréquente surprend plutôt en pleine vie et dans l’ardeur de la lutte ; c’est une crise de quelques heures, comme celle qui a accompagné la naissance ; sa soudaineté même la rend moins redoutable à la majorité des hommes qui sont plus braves devant un danger plus court : on se débat jusqu’au bout contre ce dernier ennemi avec le même courage obstiné que contre tout autre. Au contraire, lorsque la mort vient à nous lentement, nous ôtant par degrés nos forces et prenant chaque jour quelque chose de nous, un autre phénomène assez consolant se produit.

C’est une loi de la nature que la diminution de l’être amène une diminution proportionnée dans tous les désirs, et qu’on aspire moins vivement à ce dont on se sent moins capable : la maladie et la vieillesse commencent toujours par déprécier plus ou moins à nos propres yeux les jouissances qu’elles nous ôtent, et qu’elles ont rendues amères avant de les rendre impossibles. La dernière jouissance, celle de l’existence nue pour ainsi dire, peut être aussi graduellement diminuée par l’approche de la mort. L’im-