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la genèse des religions.

même la grande perspective de l’infini. Au fond, cette idée de l’infini est moins empruntée aux choses qu’au sentiment même de notre activité personnelle, à la croyance dans « l’essor toujours possible de notre pensée » ; agir, voilà ce qui, comme on l’a dit[1], est vraiment infini, ou du moins ce qui paraît tel. En ce sens, on peut bien admettre qu’il y a dans toute action, dans toute pensée humaine un pressentiment vague de l’infini, parce qu’il y a la conscience d’une activité qui ne s’épuise pas dans cet acte ni dans cette pensée ; se sentir vivre, c’est donc en quelque sorte se sentir infini : illusion ou réalité, cette idée se mêle à toutes nos pensées, on la retrouve dans toute espèce de science ; mais elle ne produit pas la science, elle en naît ; elle ne produit pas la religion, qui fut la science des premiers âges, elle en sort. L’idée de l’infini ressemble, sous beaucoup de rapports, à l’ignorance socratique, ignorance raffinée qui cache le plus haut développement de l’intelligence. Un des caractères antiscientifiques des religions actuelles est précisément qu’elles n’ont pas encore assez le sentiment de toute notre ignorance devant l’inconnaissable, qu’elles n’ont pas assez d’ouverture sur l’infini. Si peu à peu, comme nous le verrons, la physique religieuse est devenue une métaphysique, si les dieux ont reculé de phénomène en phénomène jusque dans la sphère suprasensible, si le ciel s’est séparé de la terre, cependant les religions positives ont toujours craint d’ouvrir en tous sens à la pensée de l’homme une perspective vraiment infinie : elles ont toujours arrêté ses regards devant un être plus ou moins déterminé, un créateur, une unité où l’esprit pût se reposer, se délasser de l’infini. Leur métaphysique, comme leur physique, est restée plus ou moins anthropomorphique, et aussi plus ou moins fondée sur le miracle, c’est-cà-dire sur ce qui limite et suspend l’intelligence. Et, comme l’objet de la plupart des religions n’est rien moins que l’infini, de même la foi religieuse elle-même aboutit au besoin d’arrêter l’essor de l’esprit et de lui imposer une borne immuable ; elle aboutit à la négation de l’infinité et de la progressivité indéfinie de la pensée humaine. Frappées d’un arrêt de développement, la plupart des religions positives se sont attachées à jamais aux premières formules qu’elles avaient trouvées ; elles en ont fait l’objet pratique du culte, en laissant dans

  1. Alfred Fouillée, La liberté et le déterminisme, 2e partie.