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la genèse des religions.

gences moins éclairées la nature redevient opaque, le regard se brise à la surface de l’océan des choses, et l’on se laisse porter avec confiance par le flot qui passe sans se demander ce qu’il y a au-dessous.

Pour éprouver le besoin de croyances mystiques, il faut ou bien avoir été élevé dans la foi, ou bien avoir été élevé dans le doute ; or, ces deux états de l’âme sont également étrangers aux esprits neufs et simples. Ou plutôt ils connaissent fort bien la foi, mais la bonne et naïve foi des yeux et des oreilles ; ils ont la parfaite confiance que tout être sentant possède dans ses cinq sens. En cela rien de religieux. Je me souviens de l’étonnement que j’éprouvai dans mon enfance lorsque je rencontrai pour la première fois sous mes yeux ces mots : le doute, la foi ; c’était dans une pièce de vers où le poète chantait avec beaucoup d’éloquence toutes les horreurs du doute. Je comprenais bien ce que c’était que douter d’un fait ou y croire, mais je me creusais en vain la tête pour découvrir ce que pouvait être ce sentiment effrayant : le doute. Qu’y avait-il de terrible à douter de ce qu’on ne savait pas ? Le mot foi ne m’offrait pas un sens plus clair, car je m’imaginais ne croire qu’à des choses certaines. Ainsi est l’homme primitif. Il n’a pas plus le « besoin » mystique de « croire » qu’il ne peut avoir celui de s’enivrer avant de connaître la vigne. Le sentiment religieux n’apparaît pas en lui brusquement, par un coup de théâtre, au milieu du cours interrompu des sensations ; point de « lacune » dans l’âme humaine, où tout s’enchaîne avec une invincible continuité. Un tel sentiment doit naître graduellement, par la lente adaptation de l’esprit à des idées inexactes que lui imposent ses sens mêmes. L’homme, s’imaginant vivre au sein d’une société de dieux, ne peut pas ne pas se transformer pour s’accommoder à ce milieu nouveau. Toute société humaine ou divine façonne l’individu à son image : le laboureur devenu soldat, le villageois devenu citadin, acquièrent nécessairement des gestes et des sentiments nouveaux, qu’ils perdent plus ou moins en retournant dans leur premier milieu. Il n’en peut être autrement pour l’homme devenu religieux. Étant le plus sociable des animaux, l’homme est aussi celui qui subit le plus l’influence des êtres avec lesquels il vit ou croit vivre. Les dieux, que nous avions faits plus ou moins à notre image, ont dû ensuite, par une inévitable réaction, nous modeler à la leur. L’instinct religieux, tel que M. Renan le décrit, est en