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la genèse des religions.

que l’Australien sauvage traite le fusil du blanc comme un être vivant et puissant, qu’il l’adore, le couronne de fleurs, le supplie de ne pas le tuer. La légende attribue toujours un pouvoir magique aux épées des grands capitaines, aux Joyeuse ou aux Durandal. De nos jours même,

    suffisamment son induction, il avait créé une sorte de fétiche qu’il n’adorait pas sans doute, mais qu’il craignait, ce qui est déjà quelque chose.

    M. Spencer lui-même admet chez les sauvages une certaine inaptitude à généraliser. Cette opinion, qui a paru un paradoxe, est peut-être une vérité importante. Si les intelligences primitives, comme l’a remarqué entre autres M. Taine, sont très promptes à saisir les ressemblances superficielles des objets, ce n’est pas toujours un signe de véritable perspicacité, car la ressemblance aperçue entre deux sensations peut s’expliquer moins par la généralisation de l’intelligence que par une sorte de confusion des sensations mêmes ; que deux sensations soient analogues ou maisxmcies, eusse fondront naturellement sans que l’intelligence y soit pour rien. De là, peu de portée de beaucoup d’exemples tirés du langage. La vraie généralisation semble surtout consister dans la réduction des faits en lois, c’est-à-dire dans l’abstraction réfléchie des différences, dans la conscience du déterminisme fondamental qui lie les choses et qui, précisément, échappe si souvent aux sauvages comme aux animaux.

    Constatons enfin que la plupart des animaux et des sauvages, lorsqu’ils se sont une fois trompés, sont assez lents à revenir de leurs erreurs, gardent même longtemps un sentiment de défiance envers l’objet qui les a trompés. Un chien des Pyrénées, rentrant le soir à la maison, aperçut à une place inaccoutumée un tonneau vide ; il eut une peur extrême, aboya longtemps ; au jour seulement, il osa approcher assez près de l’objet d’épouvante, l’examina, tourna autour et finit, comme les grenouilles de La Fontaine, par reconnaître que ce soliveau était inoffensif. Si le tonneau en question avait disparu pendant la nuit, le chien eût évidemment gardé le souvenir d’un être redoutable aperçu la veille dans la cour. Un singe, à qui je laissai un mouton en carton pendant toute une journée, neput jamais se persuader entièrement qu’il était inanimé ; je crois pourtant que cette persuasion fût venue à la fin, car le singe commençait à lui arracher les poils et à le traiter un peu trop familièrement. Mais la nature nous laisse rarement la possibilité d’un aussi long tête-à-tête avec les objets qui nous épouvantent.

    M.M. Spencer et Max Müller nous feront observer, il est vrai, que la nature ne nous montre pas de montons en carton, pas plus que d’orgues de barbarie, de montres, etc. Nous leur répondrons que la nature nous fait voir des choses bien plus étonnantes encore, des rochers et des forêts qui parlent (l’écho), des sources d’eaux chaudes, des fontaines intermittentes. M. Fergusson (Tree and serpent warship), raconte que, dans l’Inde, il vit de ses yeux un arbre qui saluait le lever ou le coucher du soleil en relevant ses rameaux ou en s’inclinant devant l’astre. Déjà des temples étaient élevés à l’entour, le peuple accourait de toutes parts pour voir l’arbre merveilleux. Cet arbre était un vieux dattier à moitié pourri, qui pendait sur la route : pour pouvoir passer dessous, on l’avait tourné de côté et attaché ; mais, pendant cette opération, les fibres qui composaient le tronc s’étaient tordues comme les fils d’une corde Ces libres se contractaient vers midi, à la chaleur du suleil ; l’arbre se détordait alors et se relevait ; elles se relâchaient à la rosée du soir, ce qui faisait retomber le dattier (V. M. Girard de Rialile, Mythologie comparée, t. l).