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384 LA M0RALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

pour un équivalent quelconque de l’obligation ? — Celui que les utilitaires proposent, nous le savons, c’est l’intérêt. Tout irait bien en effet si l’intérêt, valable pour l’un, était aussi valable pour l’autre ; mais, malgré les paradoxes de Bentbam sur l’immédiate identité des intérêts, nous avons vu que cette identité est seulement finale. En attendant, c’est d’un certain désintéressement, déguisé sous le nom d’altruisme, que les utilitaires ont besoin pour mouvoir le ressort de notre mécanisme intérieur. Mais, leur avons-nous demandé, comment aller de l’intérêt au désintéressement, et même des désintéressements passés aux désintéressements futurs ? Il est des hommes qui se sont désintéressés, qui se sont dévoués, soit ; cela a été, cela est encore, je l’accorde ; mais de quel droit cela sera-t-il, du moins en moi ? Observez, analysez, comptez tous les phénomènes qui se passent et se sont passés dans chaque être humain ; tenez, comme dit M. Bain, un registre de toutes mes sensations et émotions, cherchez de mes sentiments les genèses les plus ingénieuses : à la rigueur, je puis vous concéder ce que vous voudrez dans le domaine des faits, mais de ces faits accumulés vous ne parviendrez pas à tirer la moindre puissance qui leur soit supérieure. Comment d’une action observée faire une action prescrite ? comment faire sortir d’une expérience un devoir ou l’équivalent d’un devoir ? Pour l’école inductive, le devoir ne peut jamais être qu’une induction, et la plus importante de toutes. Or, d’après la théorie empiriste, l’induction n’est qu’une anticipation instinctive, ce qu’Epicure nommait πρόληψις, ce que nous nommons un préjugé au sens propre du mot, ce que les Anglais appellent une attente. Le devoir, c’est donc l’attente du plus grand plaisir. « Je dois faire ceci », « le soleil doit se lever » : entre ces deux inductions, l’une qui nous fait préjuger des phénomènes extérieurs, l’autre qui nous fait préjuger des phénomènes intérieurs, nulle différence ; toutes deux, en dernière analyse, se ramènent à cette habitude héréditaire par laquelle MM. Darwin et Spencer rendent compte de l’instinct. — Mais si l’instinct peut expliquer, dans le monde physique, l’attente machinale d’un phénomène après un autre phénomène semblable, peut-il suffire à expliquer et à produire en nous le devoir ? C’est, dites-vous, une anticipation instinctive qui me fait croire que le soleil va de nouveau se lever sur l’horizon : soit ; l’instinct ici peut remplacer la raison par l’attente ; il n’y a pas d’effort à faire ; je reste passif, immobile, et j’attends le soleil. Je