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392 LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

un laisser-aller plein de charme. Mais, pour nous réveiller, il suffit d’un conflit entre ces instincts, par exemple entre l’instinct de sociabilité et celui de conservation ; aussitôt la raison se relève, intervient, pèse et juge. Or, chez l’utilitaire exclusif, comment ne déciderait-elle pas toujours en faveur de l’instinct de conservation, dont la force se trouvera ainsi sans cesse accrue aux dépens de son rival ? L’égoïsme raisonné est-il donc d’ailleurs une chose si rare dans la société actuelle pour qu’on refuse d’y croire dans une société utilitaire ? Nous voyons tous les jours des types d’égoïstes qui n’ont rien de repoussant, qui savent être aimables, être aimés , aimer même dans une certaine mesure, c’est-à-dire recueillir tous les profits de l’amour sans en courir les risques. Non-seulement certains individus, mais presque toutes les nations prises en corps ne sont autre chose que de grands égoïstes ; c’est que l’utilité règle la plupart du temps leurs rapports. Certes les peuples ne sont pas moins accessibles que les individus aux idées élevées d’humanité et de philanthropie ; mais ils trouvent qu’en cas de conflit le patriotisme doit dominer. En attendant, les peuples se font l’un à l’autre, par l’intermédiaire de leurs représentants, toutes les politesses imaginables ; ils se donnent toutes les marques possibles de bienveillance. La Russie et l’Angleterre, par exemple, protestent sans cesse de leur bonne amitié, tout en se tenant prêtes à la lutte ; elles sont amies en effet, à leurs intérêts près. Telle sera, semble-t-il, l’amitié des vrais utilitaires. Chaque individu n’a-t-il pas lui aussi son patriotisme, qui en vaut bien un autre, le patriotisme du moi le respect sacré de ses propres intérêts ? Sous l’amour mutuel, on trouvera donc toujours de la diplomatie : ce sera une paix armée. La diplomatie, — c’est-à-dire la ruse appuyée sur la force, — tel est le grand art de l’homme primitif. En général, un sauvage intelligent est un excellent diplomate ; avec un peu plus de raffinement dans les idées, il pourrait tenir une fort bonne place dans un congrès européen, — ou dans une société d’utilitaires radicaux. C’est que, au fond, le moi faisant effort pour se conserver, et rusant, et épuisant toutes les ressources possibles, tel est l’état primitif, l’état naturel par excellence. Rien de plus contraire à la nature — telle du moins que nous la voyons par le dehors — que l’amour franc et dévoué, l’oubli voulu de soi, le sacrifice : tout cela semble au-dessus d’elle, lui échappe pour ainsi dire. L’instinct conserve l’être, l’habitude conserve