Page:Guyau - Les Problèmes de l’esthétique contemporaine.djvu/134

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bouche des canons va grossissant suivant la masse du projectile : cette bouche béante, ce cou énorme, qui se tend au dehors des forts et des vaisseaux, cet acier quia le brillant d’un œil au guet, fait la beauté des canons modernes, beauté où entre un vague sentiment d’eft’roi.

Une beauté du même genre se retrouve dans d’autres machines modernes d’un caractère plus pacifique. L’ancienne pompe à incendie manœuvrée avec les mains ne vaut pas la pompe à vapeur courant dans les rues et lançant sur les flammes un jet d’eau démesuré. Le simple marteau du forgeron n’a pas la sublimité du marteau pilon, qui ressemble à une montagne mouvante se soulevant d’elle-même, pour retomber sur un incendie. Les bras décharnés de la grue primitive ne valent pas les tentacules énormes de la grue mobile à vapeur, qui tourne sur soi et se penche pour saisir dans le flanc même des vaisseaux les monceaux de blés ou les lourds tonneaux cerclés de fer. Notre télégraphe (qui disparaîtra peut-être un jour sous la terre) dépare quelquefois les champs par ses poteaux raides. Pourtant, dans les forêts de l’Engadine, les fils télégraphiques suspendus au tronc même des arolles, entre deux montagnes, n’ôtent rien à la majesté des vallées au-dessus desquelles ils se courbent en arc.

Enfin nos bateaux à vapeur, tant maltraités par M. Sully Prudhomme, ont eux-mêmes leur beauté, bien plus leur grâce. Quand on en découvre un de loin, c’est d’abord un point sur la mer ; mais on distingue déjà nettement son panache de fumée, dont l’inclinaison marque sa vitesse, sa lutte contre le vent ; ce petit nuage qui le surmonte est plus