Page:Guyau - Les Problèmes de l’esthétique contemporaine.djvu/153

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par degrés, comme se sont déjà évanouis tant d’instincts primitifs ?

L’objection est fort spécieuse ; mais nous croyons qu’une loi fixe règle les rapports de la raison et de l’instinct, et nous allons chercher si cette loi menace l’humanité de voir disparaître peu à peu le génie. L’instinct a pour but de satisfaire un besoin de l’être plus ou moins déterminé ; si la raison peut satisfaire ce besoin avec une moindre dépense de force nerveuse et de volonté, elle se substituera nécessairement à l’instinct en vertu du « principe d’économie » qui régit la nature ; mais la raison ne détruit jamais un instinct que dans la mesure où il implique travail et peine et où elle peut le remplacer avec avantage[1]. Maintenant la science et le raisonnement, dans l’art, peuvent-ils avec avantage remplacer l’instinct et le génie ? Peuvent-ils accomplir la même œuvre avec moins de dépense ? Non. Pour cela, il faudrait que l’art eût, comme le calcul, un objet parfaitement

  1. Par exemple les enfants mathématiciens dont parle Bagehot avaient besoin d’une certaine tension nerveuse pour compter sans méthode et d’après des procédés empiriques : leur donner une méthode, c’était épargner de la fatigue à leurs cellules cérébrales, et cela, remarquons-le bien, sans rien changer au résultat obtenu ; dans ce cas, l’instinct, distancé par le raisonnement, devait évidemment disparaître ; c’est ainsi que l’ouvrier disparaît devant les machines qui travaillent à sa place. Non seulement la science remplace ainsi l’instinct, mais une science supérieure peut aussi se substituer très facilement à une science inférieure : tel problème, qu’un algébriste résoudra en un instant, exigerait plus de tension intellectuelle pour être résolu par l’arithmétique ; aussi préférera-t-on l’algèbre. Si l’algèbre n’impliquait pas la connaissance et femploi de l’arithmétique, cette dernière pourrait s’oublier : ainsi s’efface l’instinct, cette sorte de science rudimentaire accumulée par les générations, lorsque la raison, cet instinct supérieur, peut, sans le même effort, remplir exactement la même fonction.