Page:Guyau - Les Problèmes de l’esthétique contemporaine.djvu/163

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non moins poétique que philosophique. Voyez ce que devient le bûcheron d’Ésope dans le pauvre vilain « tout couvert de ramée » que nous représente La Fontaine : nous sentons derrière lui toute une classe d’hommes courbée sous le même fardeau ; bien plus, quand le paysan de La Fontaine, en son style puissant et trivial, nous parle de la « machine ronde, » nous croyons voir dans le même cercle éternel de souffrance tourner l’humanité entière. C’est ainsi que, avec moins de sobriété, mais autant de poésie, Victor Hugo peut, dans un misérable, nous faire pressentir les innombrables misères de la vie humaine et même de toute vie. Peint-il un cheval frappé par son maître (Melancholia), c’est d’abord une image nette, isolée, aux contours tranchés ; notre pitié s’attache uniquement à ce cheval au poitrail en sang qui « tire, traîne, geint, tire encore et s’arrête, » tandis que le fouet tourbillonne sur son front. Puis le poète continue la « mélancolique » histoire, en se demandant quelle loi livre ainsi « la bête effarée à l’homme ivre, » et par degrés i’horizon du tableau s’élargit ; dans le pauvre être muet « dont le ventre nu sonne sous les coups de la botte ferrée, » nous cessons de voir un individu, un cheval déterminé qui monte sur le pavé glissant ; l’image douloureuse a envahi tout le champ visuel, et notre pitié s’adresse à une multitude. De même, si Victor Hugo nous parle du travail des enfants dans les manufactures, il commence par nous montrer une grande usine où « tout est d’airain et de fer, où jamais on ne joue ; » puis, tandis que les machines tournent sans fin dans l’ombre sur la tête innocente des