Page:Guyau - Les Problèmes de l’esthétique contemporaine.djvu/242

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vers court grand risque de se déchirer ; malgré la riche agrafe de la rime, elle va s’envoler au vent. On comprend les inquiétudes de ceux qu’on appelait jadis les « bons classiques. » Là où le léger affaiblissement de la césure est un effet de rythme (comme dans tous les bons vers de Victor Hugo), il ne compromet nullement le vers et il n’a nul besoin d’être pour ainsi dire excusé par une rime plus riche que la rime classique. Voici des vers d’Eviradnus où le premier hémistiche enjambe sur le second, le second sur le vers qui suit ; la rime est loin d’être riche (quoique Hugo ait souvent rimé exactement même avec la terminaison anche) ; le rythme est des plus complexes ; l’effet d’harmonie est incomparable :


Zéno l’observe, un doigt sur la bouche : elle penche
La tête, et, souriant, s’endort, sereine et blanche.


On pourrait trouver dans Victor Hugo et dans La Fontaine nombre d’exemples de ce genre avec des rimes masculines ou féminines. Là où l’enjambement est une qualité, il plaît par lui-même et à condition d’un retour rapide à la coupe typique du vers ; là où il est un défaut, la richesse des rimes ne pourra jamais y remédier, pas plus qu’elle ne remédierait à un vers de treize pieds. Une rime riche n’a jamais sauvé un mauvais vers.

Parmi les grands poètes, les uns ont eu une sorte de superstition de la rime, comme Victor Hugo ; les autres, comme La Fontaine ou A. de Musset (qui prenaient pourtant de grandes libertés de rythme) l’ont réduite au strict