Page:Guyau - Les Problèmes de l’esthétique contemporaine.djvu/255

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diminué par cela seul qu’est diminué le nombre des mots ; il y a relativement peu de mots aux rimes pleines. Déjà le vocabulaire de notre poésie est des plus pauvres. La langue de Racine se compose de quelques milliers de mots, tandis que celle de Shakspeare est huit ou dix fois plus riche ; n’est-il pas étrange de voir le mouvement romantique, après avoir pris d’abord modèle sur Shakspeare, en venir à trouver que Racine même a de trop grandes libertés, qu’il faut restreindre le nombre de mots rimant ensemble et par là restreindre la somme totale des mots composant le vers ? car la rime détermine toujours plus ou moins le reste du vers, et, quelle que soit l’ingéniosité du poète, la même rime ne peut en général s’adapter qu’à un certain nombre de pensées similaires. Aussi les poètes modernes, malgré l’enrichissement considérable de notre langue, ont des rimes tellement uniformes que, le plus souvent, si l’on connaît l’une, on peut prévoir l’autre : comment cette monotonie de la rime ne produirait-elle pas une monotonie, une banalité de la pensée[1] ?

  1. Rappelons que V. Hugo lui-même, malgré son génie, tourne dans un cercle de mots bien souvent trop étroit:toutes les fois qu’il emploie le mot juif, il se voit forcé d’amener suif pour avoir une consonance parfaite ; lueur fait venir sueur ; trop souvent aussi tombeau se lie à flambeau, monde à immonde, etc.; on pourrait trouver par centaines des exemples de ce genre. Si, à toutes ces associations habituelles créées entre les mots par la rime riche on ajoute les associations nécessaires auxquelles le vers français a toujours donné lieu, — le rapprochement inévitable d’arbre et de marbre, seules rimes possibles, de voile et d’étoile ou toile, d’aigle et de règle, de glauque et de rauque, d’astre et de désastre ou pilastre, etc., etc., — on verra combien la pensée des poètes modernes est forcée de revenir sur elle-même, de se répéter, de se contourner pour se sou-