Page:Guyau - Les Problèmes de l’esthétique contemporaine.djvu/263

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triomphaient « Ravisius Texlor » et « Gradus ad Parnassum, » et où fleurissaient les poètes pseudo-latins, dont se moqua Boileau lui-même. Nos parnassiens d’aujourd’hui, en croyant faire des vers français, font en réalité des vers latins : ce sont les mêmes procédés, — chevilles, épithètes ingénieuses, centons pris dans les bons auteurs, — avec le souci de la rime remplaçant celui du dactyle. Ils croient parler la langue de V. Hugo, comme Lebeau croyait parler celle de Virgile ; et en effet ils ont retrouvé la lettre, mais où est l’esprit ? Le vers ne peut pas vivre ainsi de sons et de mots vides. Même dans la musique, quoi qu’en aient dit MM. Hanslick et Beauquier, le simple plaisir de l’oreille ne nous suffit pas : nous voulons la profondeur du sentiment et de l’idée ; pourtant la musique, variant sans cesse la hauteur des sons, peut encore nous charmer par de simples roulades et des fioritures. Il n’en est plus ainsi du vers, qui tire son harmonie du rythme et de l’accent ; nous ne l’écoutons plus en simples dilettanti et pour ainsi dire avec notre oreille seule. Aussi peut-on moins aisément supporter la lecture de sots vers que de sotte prose. Un vers où la pensée est insuffisante et banale offre quelque chose de contradictoire et de choquant, puisque, fait pour produire l’émotion par sa forme rythmée, il tend à la détruire par son sens : c’est une sorte de monstruosité. Un vers bien scandé, sonore, qui semble tout frémissant d’émotion, prêt à chanter, et qui pourtant ne nous chante rien au cœur, ressemble à un rossignol mis en cage, dont la voix est tombée avec les ailes ; nous pensons à tout ce qu’il pourrait nous dire si un coup d’aile