Page:Guyau - Les Problèmes de l’esthétique contemporaine.djvu/266

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guer tout ; son aise. Y gagnons-nous ?… Par bonheur, l’esthéticien n’a pas à indiquer de procédés pour la construction des mauvais vers. Nous pouvons nous contenter d’établir cette règle générale : chaque vers doit contenir une idée de valeur qui lui soit propre et qui cependant se rattache aux idées exprimées dans les vers précédents et suivants ; en d’autres termes, il faut que chaque vers, d’une part se suffise à lui-même, soit fait pour lui-même, ait une vie propre (et en conséquence ne contienne pas un mot de remplissage) ; d’autre part il faut qu’il se lie intimement aux autres vers et soit fait pour eux.

Si la pensée est le fond de la musique du vers, s’ensuit-il que le poète pensera absolument de la même manière que le prosateur et suivra toujours les mêmes procédés de raisonnement ? Non, et Boileau, qui paraissait le croire, avait tort. D’abord la passion ne permet pas les longues séries de déductions savamment enchaînées : elle ne supprime pas pour cela le raisonnement, comme le croit M. de Banville, mais elle le raccourcit[1]. Ensuite, si l’émotion tend à

  1. Les tournures poétiques, comme on l’a remarqué, ont beaucoup d’analogie avec les tournures du langage populaire, qui accompagne en général ou précède d’assez près l’action : elles se rapprochent du geste. Si les poètes peignent un combattant qui frappe, la phrase même tend à se disposer comme un bras levé, puis à retomber, frappant elle-même l’oreille (par exemple dans le combat du fils d’Égée contre le centaure, décrit par A. Chénier). De là les inversions destinées à mettre en relief la pensée saillante. Nous ne parlons pas, bien entendu, de l’inversion classique ridiculisée par V. Hugo dans le vers fameux :


    De chemin, mon ami, suis ton petit bonhomme,


    mais de l’inversion expressive, dont fourmille la langue de V. Hugo