Page:Guyau - Les Problèmes de l’esthétique contemporaine.djvu/37

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tendances qui nous sont communes avec notre époque. Il y a longtemps qu’on l’a dit : aimer, c’est avoir le vague sentiment de ce dont on a besoin pour se compléter soi-même, physiquement ou moralement. Or l’amour, croyons-nous, est plus ou moins présent au fond des principales émotions esthétiques. L’admiration même n’est-elle pas un amour qui commence et n’a-t-elle pas dans l’amour son achèvement, sa plénitude ? Dira-t-on qu’aimer une femme, c’est cesser de la trouver belle ? Certes l’art est pour une notable partie une transformation de l’amour, c’est-à-dire d’un des besoins les plus fondamentaux de l’être. Considérer le sentiment esthétique indépendamment de l’instinct sexuel et de son évolution, nous semble donc aussi superficiel que de considérer le sentiment moral à part des instincts sympathiques, où l’école anglaise elle-même voit la première origine de la moralité.

Si les organes de la vue ou de l’ouïe, qui n’intéressent que peu les grandes fonctions vitales, nous fournissent pour cette raison des perceptions presque indifférentes et sans désir, ni douloureuses, ni très agréables en elles-mêmes, c’est plutôt là une infériorité qu’une supériorité au point de vue esthétique. Nous verrons plus tard comment, dans la littérature et la poésie, on s’efforce de suppléer à ce défaut de nos deux sens les plus intellectuels et les plus abstraits. Non seulement ces sens ne nous fournissent pas seuls nos émotions esthétiques, mais de plus nous croyons qu’ils n’ont pas été au début et ne sont pas toujours aujourd’hui les vrais juges du beau. Ce qui plaît à nos yeux par exemple, c’est bien souvent ce qui plaît à nos autres