Page:Guyau - Les Problèmes de l’esthétique contemporaine.djvu/56

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figurer un colosse enfilant une aiguille ; c’est qu’alors la force déployée dépasse trop le mince résultat, elle s’use en vain, et la puissance même devient une cause visible d’impuissance ; mais un homme très vigoureux, souvent lourd quand il joue, devient gracieux quand il accomplit une besogne proportionnée à ses muscles. Nous arrivons par là, en ce qui concerne les mouvements, à une première conclusion, très différente de celle de M. Spencer : c’est que, si le jeu (exercice d’un organe sans but utile) est par lui-même esthétique, le travail (exercice d’un organe pour un but rationnel) l’est autant et parfois davantage. S’il a souvent moins de grâce, il peut avoir plus de beauté et de grandeur. « L’homnie n’est complet que là où il joue, » a dit Schiller ; il faut dire au contraire : L’homme n’est complet que là où il travaille. C’est le travail, après tout, qui fait la supériorité de l’homme sur l’animal et de l’homme civilisé sur le sauvage.

Une seconde conséquence, c’est que la beauté des mouvements ne peut pas se définir simplement l’économie de la force. Parmi les buts que le mouvement se propose, il en est d’assez élevés pour qu’auprès d’eux toute dépense de force devienne peu de chose ; il serait même mesquin de la calculer de trop près, et la plus haute beauté consiste alors non plus dans l’économie, mais dans la prodigalité de la force. Lorsque nous voyons sous nos yeux s’exécuter un mouvement, nous sympathisons, comme le remarque M. Spencer, avec le corps et les membres qui l’exécutent ; dans certains cas, nous aimons sans doute à ne pas sentir en eux la fatigue ; mais nous sympathisons bien plus