Page:Guyau - Les Problèmes de l’esthétique contemporaine.djvu/74

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force perdue : il y a par cela même sentiment d’une vie plus intense et plus facile, il y a beauté.

Dès lors, MM. Spencer et Grant Allen ne sont-ils point trop exclusifs et peu conséquents avec leurs propres principes quand ils soutiennent qu’une sensation ne saurait être esthétique si elle sert directement à la vie ? Ne pourrons-nous, malgré les philosophes anglais, maintenir entre la beauté et la vie même cette identité que nous avons établie jusqu’ici dans la sphère des mouvements et des sentiments ?

Il faut d’abord distinguer entre la vie de l’organe particulier qu’affecte la sensation et Ja vie générale de l’organisme. Selon M. Grant Allen lui-même, une sensation est désagréable quand elle tend à exercer sur l’organe une action destructive : une substance acre (par exemple, la moutarde) est celle qui tend à désorganiser le tissu de la langue, une odeur acre (par exemple, l’ammoniaque) est celle qui tend à altérer la muqueuse nasale ; mi son antipathique à l’oreille est celui qui contrarie les vibrations propres de nos nerfs auditifs ; un assemblage de couleurs désagréable, celui qui épuise rapidement les nerfs optiques. Au contraire, les saveurs, les odeurs, les couleurs et les sons qui plaisent sont ceux qui stimulent légèrement chaque organe sans le fatiguer, et ainsi favorisent la vie sur un point donné de l’organisme. Seulement, pour rester esthétiques, il faut, selon M. Grant Allen, que les sensations s’arrêtent à ce point spécial et s’y localisent ; si elles rayonnent au delà et intéressent l’organisme tout entier, si elles se trouvent liées à une excitation générale de la