Page:Gyp - Miche.djvu/10

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— Décidément, elle n’est pas bavarde !… Voyons, Miche, tu ne veux pas parler ?…

— Si… j’veux bien ! mais qu’à toi !…

— Tu m’honores, Miche !…

La petite fille demanda, très grave :

— Qu’est-c’que ça veut dire, ça ?…

— Quoi, ça ?…

— Ben, c’que tu dis ?…

— Ça veut dire que je suis flatté si j’ai ta confiance…

— Tu l’as, va !…

— Merci, Miche !…

— Tu as raison d’avoir confiance en lui — expliqua Olivier — car c’est à lui que tu dois d’être ici !…

Le regard lumineux de Miche exprima aussi clairement que des paroles, qu’elle n’appréciait pas fort « d’être ici ». Et M. Guillement, le précepteur des enfants, un grand garçon sympathique et intelligent, fit cette remarque qui lui attira un regard peu bienveillant du marquis :

— Elle parle vraiment avec ses yeux, cette petite !…

Le marquis d’Erdéval n’admettait pas que le précepteur se permit de parler quand on ne l’interrogeait pas. Il le comprenait dans la catégorie des « mercenaires », c’est-à-dire des gens qui ne méritent ni reconnaissance, ni considération, ni égards, ni rien de bon.

Pour lui, tout ce qui — dans l’ordre de choses qu’il lui plaisait de choisir — recevait une quelconque rétribution, était, quelle que fût d’ailleurs sa valeur, un mercenaire. Et le précepteur, la gouvernante, les domestiques, les ouvriers, étaient appelés très haut, chaque fois que s’en trouvait l’occasion, de ce nom peu aimable.

Le marquis d’Erdéval était, en 1890, plus rempli de morgue que n’avait dû l’être son ancêtre, — le premier Erdéval dont on retrouvât la trace — qui s’était embarqué à Dives en 1066 avec Guillaume le Conquérant.

La Révolution, qui avait permis que, descendant d’un cadet, il eût la même fortune que la branche aînée de sa famille était pour lettre morte. Sauf ce privilège — justement aboli — tous les autres privilèges subsistaient.

Et son fils, qui croyait fermement au sang bleu et à la race, sans pour cela admettre la suprématie de cette race et de ce sang, restait ahuri devant certains préjugés qui lui semblaient inexplicables.

Le comte aimait de tout son cœur, et sans aucune restriction, sans aucun sentiment d’une distance possible, le gentil et joyeux garçon qui faisait l’éducation de ses fils. Pierre Guillemet, poète et lettré, était le camarade de ses élèves, et les Erdeval le considéraient un peu comme un grand frère de leurs enfants.

Habitué à rire et à penser tout haut à Paris et en Lorraine pendant dix mois de l’année, le jeune homme avait une peine terrible à se transformer, à Saint-Blaise, en monsieur qui a avalé sa canne. Ses vingt-cinq ans vivants, bruyants même, s’impatientaient du faux respect qu’exigeait le marquis.

Cette noblesse — qui semblait à Guillemet plutôt respectable et sympathique dans l’atmosphère où il vivait habituellement en bonne harmonie avec elle — lui paraissait ici grotesque et haïssable. D’irrésistibles envies d’entrechats ou de pieds-de-nez lui poussaient tout à coup. Mais il ne laissait pas voir sa pensée intime aux enfants. Et à Olivier — le plus malin des quatre — qui lui disait :

— Il n’est pas à la coule, hein, grand-père ?…

Il avait répondu sans broncher :

M. d’Erdéval est un peu majestueux… mais c’est de son âge !…

Si le marquis avait atteint l’âge de la majesté. il n’en avait jamais eu et n’en aurait jamais le physique. Ce gros bonhomme, rond comme une boule et plein de pétulance et d’esprit, eût été, avec un peu de simplicité, absolument exquis. Mais plus les grands airs et l’arrogance lui allaient mal, plus il s’acharnait à s’en parer.

La comtesse s’était levée. Elle prit Miche par la main :

— Viens ! je vais te conduire chez la mère Orson… c’est elle qui se chargera de toi… Tu la connais peut-être ?..

De la tête la petite fit non, et le garde champêtre expliqua :

— Alle connaît point grand monde !. depuis qu’la Florine a rev’nu à Saint-Blaise, l’a point jamais causé à personne… alle était fière… alle redoutait l’s’affronts…

— Pourquoi ?… — demanda Simone étonnée — pourquoi lui aurait-on fait des affronts ?…

Le « Champêtre » hésita :

— Pac’ que… mamz’elle Simone… comme elle a été longtemps sans habiter par ilà. alors vous comprenez !…

— Mais non, je n’comprends pas !… grand-père aussi a été longtemps sans habiter… plus longtemps qu’Florine, puisqu’il est plus vieux… et on ne lui fait pas d’affronts ?…

— Il ne manquerait plus que ça !… — gronda le marquis — mais comment sais-tu si Florine était jeune ou vieille ?… tu ne l’as jamais vue, j’imagine ?…

— Mais si, grand-père, j’lai vue !…