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reçut de lui une lettre qui confirma toutes ses craintes.


« Mon cher enfant, je suis ravi de vous avoir tous à Saint-Blaise le 1er août. J’espère pouvoir, d’ici là, mettre un peu d’ordre dans la pauvre baraque qui fait vraiment peine à voir. Je ne peux pas trouver de domestiques possibles. Tous sont d’abominables canailles. Il n’y a plus de domestiques en Normandie. Personne ne peut m’en procurer, et la maîtresse de l’hôtel de la Poste — une femme charmante qui a l’air d’une marquise de l’ancien régime — me disait encore l’autre jour quand je m’adressais à elle pour trouver quelqu’un… Si je trouvais, je commencerais par prendre pour moi. Nous ne pouvons plus recruter le personnel de l’hôtel, il n’y a plus de domestiques !… c’est fini !  !  !

Le fait est que si je n’avais pas mon pauvre Anatole, qui se multiplie et rend, avec une bonne volonté touchante, tous les services du monde, même ceux qui sont le moins de son ressort, je deviendrais fou au milieu de cette racaille. Imagine toi qu’hier, l’horrible gargotière que nous avions, ayant été chassée — avec menace d’envoyer chercher le brigadier de gendarmerie si elle ne déguerpissait pas sur l’heure — il m’a fait pour mon dîner un potage aux œufs pochés exquis, un poulet rôti délicieux, et une crème à la vanille comme je n’en avais jamais mangé de ma vie. C’est extraordinaire à quel point il est doué pour toutes choses !…

Son père était maréchal-ferrant, et il a été élevé dans une forge, mais il a fait un peu de tout pour gagner sa vie comme il a pu. Il a été sous-officier de cavalerie et c’était un sous-officier merveilleux, qui a été navré d’abandonner son métier.

Il fût devenu officier tout de suite. Mais, chez le comte du Vallon, il pouvait économiser un peu pour ses vieux jours. C’était moins glorieux, mais plus pratique, et il a renoncé à son métier qu’il adorait. Et imagine-toi que sa grand’mère — c’est-à dire la grand’mère de son père, était une demoiselle de La Faraudière de Montamort, fille du baron de La Faraudière de Montamort, qui, ruiné par la Révolution, avait été obligé de marier ses filles à des roturiers. Pas toutes, car Anatole a une tante à la mode de Bretagne qui est Mme de Carlotau, et les Carlotau sont une des meilleures familles de la Haute-Vienne. C’est drôle, n’est-ce pas ?… La grand’mère d’Anatole a vécu très heureuse avec le Malansson qui a été l’arrière-grand-père de ce pauvre diable, que je suis joliment content d’avoir pour me tirer d’affaire aujourd’hui. Si tu veux amener à Saint-Blaise ton petit domestique, vous seriez mieux servis. Quoique Anatole soit un merveilleux valet de chambre, je ne veux pas, tu comprends lui demander un service qui, aux yeux de la valetaille, diminuerait son chef. J’entends qu’Anatole soit respecté et obéi comme moi-même. Je…


— Cré coquin !… — s’écria M. d’Erdéval en jetant la lettre sur une table — ça me met hors de moi de lire ça !…

Pendant ce temps, les quatre enfants avaient entouré la bonne Mme Devilliers ahurie, et dansaient une ronde éperdue en chantant sur l’air des lampions :

— Il est baron !… Il est baron !…


VIII


En arrivant à Saint-Blaise, les Erdéval n’aperçurent pas, comme de coutume, « monsieur Anatole » sur le perron à côté du marquis. Et leur père paraissait préoccupé, presque inquiet :

— Est-ce qu’il se serait esbigné ?… — de mandait Jean ravi — quelle veine !… Grand père et Saint-Blaise redeviendraient comme autrefois !…

Mais Olivier calma cette joie. Il venait d’entrevoir de loin le régisseur dans la cour des écuries.

— Tu en es sûr ?… — fit Jean défrisé.

— Pardi, oui, j’en suis sûr !… il n’y en a pas deux comme ça !… avec son gros ventre sur ses petites jambes cagneuses, on croirait voir une bouée sur des pincettes faussées !… et il a « core graissé », comme dit Théodule…

À dîner, les Erdéval constatèrent qu’Olivier avait bien vu. À chaque instant le marquis, se tournant vers la porte entr’ouverte de l’office, questionnait son régisseur invisible et lui demandait son avis. Ou bien, s’adressant au domestique nouveau qui servait — depuis le règne de M. Anatole le domestique était toujours « nouveau » — Il lui répétait :

— Demandez à monsieur Anatole !… Faites ce que vous dit monsieur Anatole !… Portez ça à monsieur Anatole pour qu’il le découpe !… etc…, etc…

Et l’homme abruti, grotesque dans une livrée trop large et des souliers trop étroits. s’arrêtait craintivement, le plat à la main, ne sachant plus où il devait le poser, et s’en retournait tremblant de peur vers l’office, où