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de l’office. Il s’assit d’un air ennuyé et commença :

— Je vous avais dit d’indiquer à M. de Chanillac le train de trois heures…

— C’est vrai !.. — répondit Jean — et j’avais fait la commission… mais on ne renvoie les réservistes qu’aujourd’hui à une heure… Chanillac ne pouvait plus prendre le premier train… alors au lieu de rester à faire le pied de grue à Cherbourg jusqu’à demain à midi et demi, il a pensé qu’il pouvait arriver à six heures… il y a encore deux heures jusqu’au dîner… ça ne gênera pas !…

— Il ne s’agit pas du dîner… mais de la route…

— De la route ?… — répéta Jean interrogativement — quelle route ?…

— La route de Pont-Bellangé qui est très dangereuse !… Je ne veux pas qu’on y passe quand il fait nuit…

— Depuis quand ?…

— Depuis… depuis que je deviens vieux et que je m’inquiète plus facilement… nous avons failli avoir un accident abominable… ça me fait peur !…

Le marquis louchait furtivement du côté de l’office. Alors M. d’Erdéval comprit.

Son père était, comme toujours depuis la présence du régisseur dans sa maison, sans cocher et sans domestique en état de conduire. C’était Anatole qui menait pour l’instant — habillé en « monsieur » et avec sa barbe jusqu’aux yeux naturellement — mais, enfin, qui menait tout de même. Et ça l’ennuyait sans doute de sortir à cette heure qui était celle de sa sieste. Il montait dans sa chambre à cinq heures, se couchait sur son lit, et fumait en buvant de nombreux verres de vermouth et de rhum.

C’était la comtesse qui avait découvert ce qu’il faisait à ce moment où, régulièrement, il disparaissait chaque jour.

La chambre de l’homme était voisine de la sienne, et le lit adossé à une porte contre laquelle était le bureau, où elle écrivait. Elle l’entendait toussailler, cracher, se retourner, faire gémir et craquer son lit. Elle vivait exactement la vie d’Anatole. Ils n’avaient pas de secrets l’un pour l’autre. Aussi avait elle formellement défendu à ses enfants de venir causer chez elle. Tout ce qui se disait était entendu.

— Je ne peux plus avertir Chanillac… — dit Jean — il n’aurait pas la dépêche à temps… Comment faire ?…

— Eh bien, il fera la route à pied… il n’y a que cinq kilomètres !… — répondit le marquis.

— À pied ?… par ce temps-là ?… il pleut à seaux…

— Quand on est jeune on ne fait pas attention à ces choses-là !…

— Chanillac n’est plus précisément un gosse… il a trente-huit ans !… De plus, il a écrit pour s’excuser de n’avoir que sa tenue militaire pour tout potage… Donc s’il est trempé comme c’est certain, il n’aura même pas la possibilité de changer de vêtements…

— Ça n’est pas ma faute !… Je vous avais dit de lui faire prendre l’autre train…

Olivier ne pouvait pas s’empêcher de rire de la tête de ses parents. Jean dit encore :

— Et puis, ces cinq kilomètres à faire au débotté… ça va lui paraître excessif tout de même !…

— Vous pouvez prendre Joséphine…

— Pour quoi faire ?…

— S’il est fatigué, il montera dessus…

La vision de Chanillac en uniforme sur Joséphine mit les enfants en joie.

Joséphine était une bourrique qui, depuis quinze ans, leur servait de jouet, allait au marché faire les courses, et traînait les caisses des orangers de la terrasse à l’orangerie. Une bête superbe d’ailleurs.

Quand il eut fini de se tordre, Jean expliqua :

— Non, merci bien, grand-père !… Chanillac aimera sûrement mieux aller à pied !…

Et Olivier, plus pratique, demanda.

— Et sa valise ?… Est-ce lui ou nous qui la porterons ?…

— Théodule vous accompagnera !… — fit sèchement le marquis. — Je suis désolé de ne pas envoyer chercher à la gare M. de Chanillac, mais je ne veux pas qu’on passe à l’endroit dangereux quand il fait nuit…

D’un regard, Mme d’Erdéval fit taire Jean qui allait insister encore et, après le déjeuner, elle lui dit :

— Vous trouverez bien à Pont-Bellangé une carriole quelconque pour ramener Chanillac…

— C’est pas sûr !…

— Enfin, vous chercherez… et vous tâcherez de vous débrouiller, Olivier et toi…

— Pauv’papa !… — dit le comte tout chagrin — lui qui était si bon, si aimable, si hospitalier… qui recevait si bien !… C’est désespérant de voir ce qu’en a fait ce drôle…

— Le fait est… — déclara Jean — que M. Anatole le roule en boulette, le pauv’ grand-père !…

Et après il s’assoit dessus !… — conclut Olivier. — Si on m’avait jamais dit qu’on arriverait à aplatir comme ça grand-père, je ne l’aurais pas cru…

La pluie avait cessé, mais au loin le tonnerre grondait sourdement. Les Erdéval, assis sur la terrasse, regardaient les gros nuages lourds qui roulaient dans le ciel.