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Le marquis accueillit avec bienveillance le camarade de son petit-fils. Et, au moment du dîner, comme il se trouvait seul un instant avec Jean, il lui dit :

— Il est gentil, ton ami !… il a l’air intelligent !… De quel pays est-il ?…

— Des environs de Coutances…

Les Bray étaient extrêmement connus dans la Manche, non seulement parce que leur famille était une vieille famille normande, mais surtout parce que leur fortune était considérable, et leur château un des plus beaux du département.

— Il est très gentil !… — répétait le vieux marquis, en regardant Yves qui entrait dans le salon — pas joli, mais très gentil !

Le lendemain matin, Jean demanda à son grand-père la permission de prendre la petite voiture pour conduire Yves au Château-du Fou.

La « petite voiture » était une sorte de duc ancien, déverni et abîmé, mais très commode.

— Tant que tu voudras !… — répondit le marquis.

Une heure plus tard, rencontrant Jean dans l’escalier, il lui dit :

— Tu diras à Anatole à quelle heure tu veux la voiture… Il vous conduira !…

— Nous n’avons pas besoin d’Anatole !… répondit Jean, — que la pensée de trimbaler le palefrenier entre son ami et lui, horripilait.

— Je ne peux pas te laisser conduire Caroline, tu ne conduis pas assez pour ça !…

Et comme Jean souriait, en pensant qu’il conduirait facilement Caroline, qui avait vingt-huit ans et était douce comme un mouton, le marquis vit qu’il était allé un peu loin et expliqua :

— Elle ne tient plus debout !… tu pourrais la laisser tomber !…

— C’est possible !… — dit Jean qui ne comprenait pas encore où son grand-père en voulait venir — mais je n’ai pas besoin non plus de Caroline… Joséphine suffira parfaitement… nous n’allons pas loin !…

Souvent on attelait la bourrique à la petite voiture. Elle était allante et trottait comme un cheval.

— Mais… fit le marquis contrarié — Joséphine ira comme une limace !…

— Nous ne sommes pas pressés !…

— Ton grand-père n’a pas l’air d’avoir envie de nous donner sa voiture, ni sa bourrique… — observa Yves qui sortait de sa chambre et avait assisté à la conversation.

— C’est vrai !… je n’y comprends rien !… Ordinairement grand-père est délicieux pour les gens qui sont chez lui… Il se met en quatre… il a toujours peur qu’on ne s’ennuie ou qu’on ne soit pas assez bien !… Enfin il est aimable et bon comme tout !… Maman disait toujours qu’elle avait cette sensation, elle qui n’est que sa belle-fille, d’être absolument chez elle quand elle est chez lui… Tout ça vient d’Anatole ! il ne veut pas que nous allions nous promener sans lui… mais pourquoi ?… Je ne vois pas quel intérêt il aurait, lui qui est paresseux comme une couleuvre, à nous conduire au Château-du-Fou… et ça, à l’heure de la sieste et des liqueurs ?…

A déjeuner, le marquis dit, avec un naturel mal joué :

— Vous n’allez pas avoir la petite voiture pour votre promenade, mes pauvres enfants !… Il y manque un boulon… nous ne nous en étions pas aperçus !…

— Ah ! bah !… — fit Jean, qui comprit aussitôt que le palefrenier avait dévissé un boulon pour empêcher la voiture de sortir.

Une chose l’agaçait surtout dans cette histoire. C’était la désinvolture avec laquelle son grand-père le traitait en imbécile. S’entendre conter des couleurs de cette force-là, semblait un peu excessif à Jean. En même temps il commençait à comprendre le jeu du palefrenier.

On s’étonnait dans le pays de Saint-Blaise, de ne plus voir venir aux vacances les enfants du vieux marquis. Et, très justement, on attribuait leur absence à la présence du soi disant régisseur. Si Anatole se promenait ostensiblement avec le petit-fils du marquis, les bruits fâcheux qui couraient se tairaient d’eux-mêmes. On ne dirait plus que les Erdéval ne voulaient pas se rencontrer avec l’homme, ni accepter plus longtemps la situation fausse où les mettait sa présence chez leur père.

« Mossieu Malansson » voulait être vu avec Jean et, inconsciemment, Jean avait refusé de servir ses projets.

Lorsque après le déjeuner les deux jeunes gens quittèrent le salon, le palefrenier ricana avec insolence en les regardant sortir.

— Tu l’as vu rire ?… — demanda Jean j’ai envie de lui fiche une pile !…

Yves de Bray le calma.

— Laisse donc !… à quoi ça servirait-il ?…

— A me soulager, d’abord… à le rendre plus poli, ensuite… Viens à la remise… nous verrons le boulon…

— Nous verrons la place du boulon, tu veux dire ?…

A l’instant où ils arrivaient aux communs, Miche sortait du potager, venant au-devant d’eux. Elle prit Jean par la main, ouvrit la porte de la remise et, conduisant le jeune homme auprès de « la petite voiture », lui montra la place où le boulon manquait. Puis