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— Depuis que les automobiles existent, mon rêve a toujours été d’en avoir un !… et à présent que j’en ai essayé je trouve ça délicieux !… Il y a cinq jours que je me promène dans cette petite voiture avec un plaisir dont rien ne peut te donner une idée !… ce que je suis heureux d’avoir cet automobile pour mes voyages de Saint-Blaise à Paris !… c’était pour moi une épouvantable corvée, à présent, ce sera une promenade qui m’amusera…

— Si tu avais quelqu’un qui sache te conduire ce serait parfait… Fais apprendre à Anatole ?…

Et, en lui-même, Erdéval acheva :

— S’il peut apprendre toutefois ?… car s’il a, avec l’auto, la même main qu’avec les chevaux, papa sera vite dans le fossé !… La porte s’ouvrit avec fracas et M. Anatole entra cramoisi, suant, les yeux fous.

Arrivé au milieu de la pièce, il ôta le panama qui ne quittait sa tête qu’à regret, et ses rares cheveux apparurent, collés à son petit crâne pointu. Bégayant de colère, il commença :

— Je viens de chez le commissaire de police !… ça n’est pas vrai !… il ne faut pas de brevet de chauffeur !… il me l’a dit… il…

Décidé à ne pas subir les insolences du palefrenier, M. d’Erdéval se leva :

— Au revoir, papa !…

Gêné par l’attitude de son favori dont il comprenait l’inconvenance, mais trop terrorisé pour faire une observation, le vieux marquis prit le parti d’attaquer son fils :

— Tu m’affoles ?… Tu me bouleverses avec tes histoires de cent mille francs d’amende ; j’en suis malade !… j’étouffe !..

Et, se jetant sur un canapé, il se mit à geindre lamentablement, tandis que le palefrenier continuait à marronner.

— Au revoir, papa !… — répéta M. d’Erdéval, embarrassé, lui aussi, par cette scène grotesque — c’est l’heure de ton dîner… je te laisse…

Le vieillard répondit, les mains posées sur son cœur comme pour l’empêcher d’éclater : — Dîner !… Ah !… il est loin, mon dîner !… je suis trop malade !…

Et il donna la main, de mauvaise grâce, à son fils qui s’en allait.

Arrivé dans la rue de Naples, M. d’Erdéval s’inquiéta :

— Son père était-il vraiment malade pour une simple contrariété ?… ou lui avait-il, au contraire, joué une comédie à laquelle il avait été pris ?

Il remonta en fiacre et dit au cocher de rester à l’angle de la rue. Il était six heures de demie. Si le marquis n’était pas malade, d’ici à dix minutes il sortirait pour dîner.

M. d’Erdéval n’attendit pas longtemps. Avant que les dix minutes se fussent écoulées, il vit son père qui sortait de l’hôtel meublé en compagnie du palefrenier. Ils passèrent à côté de lui sans le voir. Le vieux marquis semblait tout guilleret.

Mossieu Anatole avait pardonné !…

XVI


Le lendemain matin, M. d’Erdéval trouva dans son courrier une lettre de son père.

« Ce que tu m’as dit au sujet des gens écrasés m’a fait réfléchir — écrivait le vieux marquis — et j’ai pensé que, n’y eût-il qu’une chance sur cent mille de payer une amende pareille, il fallait l’éviter. J’ai mis l’automobile au nom d’Anatole. S’il écrase quelqu’un, c’est lui qui sera poursuivi, et comme il n’a pas un sou… »

M. d’Erdéval fut effaré. Comment son père subissait-il l’influence de l’homme jusqu’à concevoir, sous sa direction, une filouterie, et, mieux, jusqu’à présenter cette filouterie avec une sorte de fierté de la trouvaille ! Écœuré, le comte écrivit à son père qu’il le félicitait de sa délicate pensée.

Mais le vieillard ne comprit probablement pas l’ironie. Il voyait à présent par les yeux de mossieu Anatole, et trouvait toute naturelle l’escroquerie imaginée par lui.

Olivier s’amusa fort de ce qui faisait rager son père.

— Quelle bonne farce, hein, pour l’écrasé… s’il y en a un… quand il apprendra que l’écraseur est insolvable !… C’est tout à fait rigolo !… Il a plutôt la manche large, grand-père !…

— Tu es vraiment absurde de rire de ça !… — fit M. d’Erdéval énervé — si Anatole écrase quelqu’un, ou démolit quelque voiture, ou quelque étalage, ou quelque cheval… on ira au fond des choses… et on n’aura pas de peine à démontrer la mauvaise foi évidente de la déclaration… On prouvera que la voiture est à ton grand-père… que l’homme est à son service… et il sera poursuivi pour escroquerie… Ça sera délicieux !…

— Ça ne sera pas volé, toujours !…

Et, devenant soudain sérieux, Olivier conclut :

— C’est égal !… c’est triste de voir le pauv’ grand-père en arriver là sous la pression de cette canaille !… Il y a deux ans la lettre à Mme Devilliers !… cette fois la fausse déclaration de la voiture dans le but de voler l’individu que l’on pourrait écraser !… C’est désolant !… il faudrait tout de même avertir