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Page:Hélène de Bauclas Ma soeur inconnue 1946.djvu/26

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— Mais est-ce possible ! s’exclama le bon Roger avec consternation. Que va dire Jeanine ? Elle qui… Attends-moi quelques minutes, tu m’accompagneras.

Des clients étaient entrés. Bernard dut prendre patience, mais son visage était tel que les gens regardaient avec un peu d’appréhension ce mutilé farouche. Enfin son ami fut libre et tous deux se dirigèrent en silence vers le foyer où Roger fut accueilli par des cris de joie qui serrèrent le cœur du solitaire.

Le poupon rouge et vagissant était devenu un beau petit enfant aux yeux noirs brillants, avec une crête de boucles légères au sommet du crâne. D’un regard pénétrant, Jeanine examina le visage crispé du visiteur, puis elle tendit son fils à Roger :

— Occupe-toi de lui, il est si heureux de te voir. Et revenant à Bernard : Qu’est-ce qui ne va pas ? Racontez-moi.

— Christiane se marie, dit le jeune homme d’une voix rude.

Jeanine sursauta, fit une moue incrédule et fronça les sourcils.

— En voilà une histoire ! Où avez-vous appris cela ? Et avec qui est-elle supposée se marier ?

— Avec son cousin Gaston. Il a été blessé, comme moi… Je lui ai laissé le champ libre, idiot que j’étais ! Ah, c’est bien de ma faute, ce qui arrive. Par orgueil, par mon stupide orgueil, j’ai voulu mettre à l’épreuve une jeune fille qui a bien pu croire que je l’abandonnais. Et voilà !

Il n’aperçut pas une ombre de sourire qui tremblait sur la bouche de Jeanine.

— Vous ne m’avez pas dit encore de qui vous teniez cette nouvelle.

Bernard alors fit le récit de sa rencontre avec Julien de la Palud. La jeune femme tourna la tête, interrogea son mari des yeux. Il lui fit un petit geste approbateur.

— Et vous avez accepté d’emblée, là, sans contrôle, ce racontar fondé sur des bavardages de domestiques !

Bernard secoua la tête, obstiné.

— C’est tellement logique ! Christiane devait se croire abandonnée par moi, qui suis resté deux ans sans lui envoyer seulement un mot.

— Ah ! ça, entre nous, vous l’auriez mérité, que cette histoire soit vraie. Mais par bonheur, la logique n’a rien à voir avec l’amour. Ou plutôt l’amour a sa logique à lui. Christiane vous aime toujours, et je vais vous en donner la preuve. Grondez-moi, car je me suis mêlée de ce qui ne me regardait pas, mais votre entêtement d’orgueilleux m’exaspérait, et j’avais trop de pitié pour cette pauvre petite. Et aujourd’hui, je suis bien contente d’avoir fait ce que je me suis permis de faire. Oui, j’ai écrit à Christiane, après votre visite.

Bernard la regardait, les sourcils levés, ne comprenant pas encore très bien.

— Vous avez écrit à Christiane…

— Pour lui parler de vous, pour l’encourager, lui affirmer que toutes vos pensées allaient vers elle et que vous attendiez avec impatience le terme de cette longue séparation. Et vous allez voir ce qu’elle m’a répondu…

Avec une hâte à peine polie, Bernard s’empara du papier que Jeanine était allé prendre dans un coffret : il le lui arracha littéralement des doigts, et se pencha pour lire, se pencha tellement qu’on ne voyait plus son visage. Discrètement la jeune femme s’éloigna, rejoignit Roger et se mit à jouer avec le bébé.

Comment la lecture d’un document si court pouvait-elle prendre tellement de temps ? Il y avait cinq bonnes minutes que le visiteur étudiait la lettre de Christiane comme s’il voulait en faire l’analyse graphologique. C’est qu’il ne se lassait point de graver dans sa mémoire les lignes qui répondaient à tous ses doutes, qui le faisaient rougir d’en avoir eu :

« Que vous avez bien compris ma souffrance, disait la lettre, ma solitude, mon attente sans consolations autres que celles du souvenir et de l’espoir. Il me semble que je traverse un désert aride, et que j’ai de plus en plus soif. Votre message a été pour moi le classique verre d’eau fraîche qui réconforte le voyageur altéré. Oh ! je le savais bien, que Bernard m’aimait toujours et, sauf en quelques heures de lassitude, je n’ai jamais douté de lui, Mais que c’est bon d’avoir un écho tout neuf, vivant, palpitant, de son amour, Pour moi, voyez-vous, je l’aime plus encore, je crois, qu’à son départ. Et ce n’est nullement une exaltation romanesque, mon cœur est plus raisonnable qu’il y a dix-huit mois, et c’est avec lucidité, affermie par de longues réflexions, que j’ai pris